UN BUSTE DU PHILOSOPHE MARQUIS D'ARGENS, PAR LE BARON GUILLIBERT
Mémoire lu à la réunion des Sociétés des Beaux-Arts des départements, tenue dans l'hémicycle de l'Ecole des Beaux-Arts, à Paris, le 21 avril 1908. Version numérisée d'une plaquette parue chez Plon-Nourrit et Cie en 1909, 8 pages.
Si les portraits peints ou gravés du gentilhomme provençal, l'ami de Frédéric le Grand, sont loin d'être rares, il en est autre ment de ceux reproduits par la statuaire. Nos recherches, à ce jour, ne nous ont fait connaître qu'un buste en terre cuite et un médaillon en marbre du marquis d'Argens; encore le médaillon a-t-il été détruit peu d'années après avoir été sculpté.
Le buste, par Bridan, est fidèlement conservé chez l'arrière- petit-fils du célèbre écrivain. L'ancienne capitale de la Provence en possède deux moulages, dont l'un est au musée de la ville(1). Cette œuvre d'art, peu connue, n'a pas encore été reproduite. Sa photogravure d'après l'original, jointe à cette étude(2), nous paraît offrir le double intérêt de compléter l'iconographie d'un illustre personnage d'Aix et de signaler un ouvrage de plus à l'avoir d'un artiste renommé.
I
De grandeur naturelle, le buste mesure 0 m. 57 en hauteur. Le marquis d'Argens est représenté avec la perruque du temps, la cravate à jabot, comme nous le montrent plusieurs de ses portraits gravés. Nous avons lieu de croire que Bridan n'a pas exécuté cette œuvre d'après nature ; elle a dû lui être commandée en même temps que le monument sur lequel devait figurer le médaillon.
La comparaison de la sculpture de ce mausolée, élevé sur l'ordre et aux frais du grand Frédéric, avec la technique du buste en terre
(1) L'autre fait partie de nos collections.
(2) Voir ici.
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cuite, corrobore notre sentiment. La figure n'est pas celle d'un homme avançant en âge ; le front haut et large, les yeux fixés à droite, le nez un peu fort, la bouche rappellent le superbe portrait du grand-père du marquis, peint par Rigaud en 1669, et gravé soit par C. Vermeulen, soit par Coelemans, son élève, ainsi que le portrait de son père, peint par Celloni, et gravé par Coelemans. L'ensemble du visage est plutôt sévère; or, bien que philo sophe, le chambellan était de caractère enjoué, d'esprit fin et piquant dans sa conversation. Sa vivacité provençale ne nous paraît pas avoir été suffisamment rendue ; elle l'eût été si Bridan avait pu faire poser son modèle. Le buste n'en demeure pas moins une précieuse œuvre d'art.
Le marquis d'Argens naquit à Aix-en-Provence, dans l'hôtel construit, sur les dessins de Pierre Puget(1), par sa bisaïeule Anne-Magdeleine de Forbin d'Oppède, veuve du conseiller au parlement Vincent de Boyer, seigneur d'Eguilles, que le poète Malherbe avait institué pour héritier(2).
Son grand-père, le conseiller Jean-Baptiste d'Eguilles, était un amateur d'art très réputé du dix-septième siècle(3) . La galerie de ses tableaux a été gravée par Coelemans et Barras ; Mariette en a publié une deuxième édition. M. de Chennevières a consacré plus de cinquante pages de son premier volume des Peintres provinciaux de l'ancienne France, à ce riche cabinet d'art(4).
La terre d'Argens, dont la famille était propriétaire dans les Basses-Alpes, fut érigée en marquisat, en 1722, pour le père du philosophe, Pierre-Jean de Boyer, conseiller, puis procu reur général au parlement de Provence. L'auteur des Rues d'Aix nous apprend que celui-ci fit aussitôt porter le titre et le nom de « marquis d'Argens » à son fils aîné, bien qu'il eût à peine dix-neuf ans. Peu avant son décès, le procureur général de Boyer d'Eguilles vendit ses terres de Taradeau et d'Argens. Le nom et le
(1) Rues d'Aix, par Roux-Alpheran. — Aix, Aubin, 1846, t. Ier , p. 39.
(2) Recherches biographiques sur Malherbe, par le même. — Mémoires de l'Académie d'Aix, Micot et Aubin, 1840, t. IV, p. 418 et suiv.
(3) Aix-en-Provence, par J.-Charles Roux. Paris, Blound et Cie, 1907 , p. 39 et suivantes.
(4) Recherches sur la vie et les ouvrages de quelques peintres provinciaux de l'Académie de France, par Ph. de Pointel. - Paris, Dumoulin, 1847, p. 95 et suivantes.
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titre de cette dernière restèrent la propriété du chambellan et de l'ami de Frédéric II.
Le marquis d'Argens n'a eu qu'une fille, mariée en 1774, à Raphaël de Magallon, seigneur de Valdardenne, avocat général au parlement d'Aix. La lettre inédite, donnée plus loin, du roi Frédéric, mentionne ce mariage par lequel s'est continuée, jusqu'à nos jours, la descendance directe de l'illustre écrivain(1).
II
Le médaillon de celui-ci, sculpté sur le mausolée qui est actuellement au musée d'Aix(2), a été détruit à la Révolution. De forme ovale, il mesurait quarante centimètres de hauteur sur trente-six en largeur, la tête en profil tournée à droite. Le dessin de ce monument (collection du président de Saint-Vincens, à la Méjanes) indique seulement par quelques traits le profil du marquis; il eût été difficile de reproduire un portrait sur l'espace de dix millimètres qu'occupe le médaillon sur cette feuille au crayon.
L'historique du mausolée, à propos duquel ont été émises plusieurs réflexions erronées, gagnera à être complété par les documents inédits qui suivent.
(1) Tableau généalogique des marquis d'Argens :
Vincent de Boyer d'Eguilles épouse Magdeleine de Forbin d'Oppède.
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Jean-Baptiste de Boyer d'Eguilles épouse de Surlo de Taradeau et d'Argens.
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Pierre-Jean de Boyer d'Eguilles, pour qui est érigé le marquisat d'Argens.
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Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'Argens, le philosophe, 1703 † 1771.
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Barbe d'Argens épouse Baphaël de Magallon, Sr de Valdardenne, 1754 † 1814.
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Frédéric-Guillaume de Magallon d'Argens, 1778 † 1844.
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Jules de Magallon d'Argens, 1820 † 1903.
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Xavier-Frédéric-Guillaume de Magallon d'Argens.
(2) Le Musée d'Aix, 1re partie, par Honoré Gibert. Aix, Makaire, 1882,
p. 287, n° 639.
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1° Le testament du marquis d'Argens
Cette pièce commence par une déclaration essentielle à mettre en lumière. Comment cette affirmation de foi chrétienne, à l'honneur du philosophe, a-t-elle échappé à ses biographes ? Nous ne chercherons pas à l'expliquer(1) . Eh voici la teneur :
« Je Jean-Baptiste Boyer d'Argens, fils a feu Pierre-Jean Boyer d'Ar gens et de feue dame Angélique Lenfant, considérant la mort et voulant prévenir les contestations qui pourraient s'élever dans ma famille à cause de ma succession, j'aurais résolu de faire mon testament solennel que j'ay fait écrire à Jean-Joseph Carles, notaire du dit Eguilles, qui a signé avec moi au bas de chaque page, et à la fin, tel que suit :
« Premièrement, comme vrai chrétien, je veux être enseveli dans l'église des Pères Minimes de la ville d'Aix, au tombeau de ma famille, et le plus simplement qu'il sera possible, aux dépens de mon héritage. »
Vient ensuite la disposition des biens au profit de sa fille, de sa femme, et en cas de décès sans enfants mâles de la première, substitution de ses neveux Boyer d'Eguilles pour ses tableaux, estampes et bibliothèque. Le testament se termine ainsi :
« Fait à Eguilles, dans ma maison appelée Mon Repos, le 20 août 1770 et me suis signé avec ledit Me Carles. Signé Boyer d'Argens et Carles, notaire, à la fin de chaque page. »
La copie, authentiquée par M. l'archiviste départemental, sur copie de 1771, indique que « le présent testament solennel a été ouvert judiciai rement le 22 mars 1771 par devant le lieutenant général au siège d'Aix, suivant son procès verbal déposé au greffe, ainsi attesté par nous greffier en chef de la sénéchaussée. » Signé « Peyse ».
Cet acte des volontés testamentaires du marquis d'Argens a été arrêté et dicté en parfaite lucidité d'esprit et en plein état de santé; c'est bien le résultat de sentiments réfléchis que le testateur exprime, il n'a pas été dressé in extremis, puisqu'il est antérieur de plus de six mois au décès survenu à Toulon en 1771.
2° Lettre de Frédéric le Grand, décembre 1771.
« Aussitôt que vous m'aprites, Marquise, la mort du cher marquis, j'ordonnai à Catt de vous écrire que je voulais qu'on lui érigeât un monu ment et que je destinais douze cents écus de notre monoye. Je pense que
(1) Voyage dans les départements du Midi de la France, par Aubin-Louis- Millin. Paris, imprimerie Impériale, 1807, t. II, p. 249 et suiv.
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vous et la famille mettrés tous vos soins pour que mon idée soit bien rem plie, vous pouvés employer le neveu d'Adam ; ce sera toujours avec un vrai plaisir que j'aprendrai que vous êtes contente des attentions que vous devez espérer de votre famille, et qu'elle s'empresse à vous rendre la vie agréable. Sur ce je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne-guarde.»
« Signé : FÉDÉRIC ». « Potsdam ce 8e décembre 1771»
Et au bas de la feuille :
« La marquise d'Argens »
La lettre est écrite par un secrétaire, sans doute M. Le Catt, mentionné dans la deuxième ligne comme ayant été chargé d'annoncer la volonté du roi d'ériger un monument à son ami d'Argens. En même temps que secré taire des commandements, Catt était lecteur de Sa Majesté(1).
Le roi Frédéric a signé la lettre, et suivant son habitude dans sa cor respondance particulière, il a supprimé le premier « r » de son nom et a écrit « Fédéric »(2).
Pour l'exécution du mausolée, il recommande le neveu d'Adam. Ce dernier, sculpteur français, avait été attiré par le roi; entre autres travaux il modela la statue du maréchal de Schwerin(3) .
3 ° Autre lettre du roi Frédéric, février 1774.
Comme la précédente, elle est adressée à la marquise d'Argens, et signée de même, « Fédéric ». Postérieure de deux ans et deux mois à la pre mière, elle répond à l'annonce du mariage de Mademoiselle d'Argens et nous fait connaître la réussite du monument en l'honneur de son père. Nous la transcrivons aussi textuellement :
« Votre lettre du 5 janvier me parvient aujourd'hui, Marquise. Je suis d'autant plus sensible aux vœux que vous faites pour moi et ma famille, que je les crois très sincères. Vous devés être persuadée que je vous souhaite aussi sincèrement tout le bonheur que vous mérités. — C'est avec plaisir que j'apprens le mariage de Mademoiselle d'Argens ; elle méritait bien un sort heureux. Le mausolée avance, me dites-vous, et l'on parait en être content. Cela m'intéresse pour le bon marquis à qui je devais cette
(1)Frédéric le Grand ou mes vingt ans de séjour à Berlin (4e édition), par le baron Thiébault. Paris, Bossange, 1826, t. V, p. 372 et suiv.
(2) Même ouvrage, t. I, p. 99 et pour les fac-similés d'écriture du roi, p. 100 et 108.
(3)Ibid., p. 275.
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marque de mon souvenir et de mon estime. Sur ce je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.»
Signé : « FÉDÉRIC. »
« Potsdam ce 1 er février 1774 »
Au bas de la lettre :
« A la Marquise d'Argens. »
Le projet du sculpteur Bridan avait donc été accepté avec satis faction. Bridan vint l'achever l'année suivante à Aix et l'installer dans l'église des Pères Minimes. C'est vraisemblablement alors que Mme d'Argens lui commanda d'exécuter le buste du marquis, d'après le médaillon du mausolée.
Les félicitations du roi sur le mariage de Mlle d'Argens s'expliquent par l'heureuse alliance de celle-ci avec Raphaël de Magallon, seigneur de Valdardenne, d'une ancienne et noble famille du Dauphiné, remontant à l'an 1300 et qui fournit plusieurs pre miers consuls à Embrun. Les armes des Magallon ont longtemps figuré sur la porte de cette ville faisant face à la route de Briançon.
Par cette union de la fille unique du marquis d'Argens avec l'avocat général R. de Magallon, les titre et nom du célèbre philo sophe sont devenus la propriété exclusive de leur descendance en ligne directe(1).
III
Les deux lettres, que nous avons encore la bonne fortune de publier, témoignent des sentiments d'affectueuse estime de la famille de Frédéric-le-Grand pour Mmes d'Argens et de Magallon. Elles sont postérieures au décès du roi. La première est de Frédéric Guillaume II son successeur au trône; l'autre est de sa veuve la reine Elisabeth Christine, bien connue par son culte d'admiration pour son auguste époux(2).
(1) Nous devons exprimer nos remercîments au marquis de Magallon d'Argens; grâce à son obligeance, nous pouvons donner la phototypie du buste original par Bridan, le testament et les lettres, documents inédits qu'il possède héréditairement.
(2) Ouvrage déjà cité du baron THIÉBAULT, t. II, p. 68.
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4° Lettre du roi Frédéric-Guillaume, septembre 1786.
Mme la marquise d'Argens. Les félicitations que vous venez de m'adresser par votre lettre du 4 de ce mois me fournissent un témoignage d'attention dont je vous sais beaucoup de gré. Agréez mes remercîments et persuadez-vous de la part que je prends à votre satisfaction et à celle de votre fille, à laquelle vous voudrez bien faire mes compliments. Sur ce je prie Dieu qu'il vous ait, Me la Marquise d'Argens, en sa sainte et digne garde
Signé : « FRED GUILLAUME. «
« A Charlottenbourg, le 28 septembre 1786. »
Et au bas de la feuille à liséré de deuil :
« A la Marquise d'Argens, à Aix-en-Provence. »
5° Lettre de la reine Elisabeth, octobre 1786
« J'ai toujours, ma chère Marquise, distingué feu votre mari comme un
homme bien estimable, et surtout par son attachement pour le feu Roi,
mon époux de glorieuse mémoire dont la mort me plonge dans la plus
vive douleur. Soyez bien persuadée que je suis fort sensible à la part que
vous y prenez et je serai toujours charmée qu'ayant si bien rempli tous vos
devoirs à l'égard de votre mari Vous en soyez récompensée par tout le
bonheur possible. Ce sont les sentiments que J'aurai toujours pour Vous.
« Votre bonne Reine :
Signe : ELISABETH ».
« Berlin le 23 octobre 1786. »
La lettre, à liséré de deuil plus grand que celui de la précédente, porte au bas :
« A la Marquise d'Argens. »
Remarquons enfin avec Roux-Alpheran, que par sa trisaieule Angélique de Gantelmy, mariée à Aix en 1632 à Luc de Fagoue, le marquis d'Argens comptait comme parents et les membres de la maison de Gantelmi, fort illustre en Italie(1), dont la branche ainée n'a cessé de subsister en Provence où son chef est l'éminent
(1) Les Gantelmi dans l'œuvre de d'Annunzio. Aix-en-Provence, br. in-8°,
1897. — Extrait du Mémorial d'Aix, avril 1897.
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ex-président de l'académie des sciences, arts et lettres d'Aix, et le botaniste renommé Pitton de Tournefort, et le célèbre procureur général au parlement Ripert de Monclar(1).
Parmi les nombreux ouvrages du marquis d'Argens nous citerons, pour finir, une étude d'art, moins répandue que ses écrits philosophiques et littéraires : Réflexions critiques sur les difféentes écoles de peinture.« Ce petit livre d'un goût d'art élevé et hardi, dit Chennevières, est rempli de parallèles curieux, comme entre Raphaël et Lesueur, entre le Dominiquin et Jouvenet, entre Téniers et Watteau, Jules Romain et Fréminet. La vue, dès l'enfance, des merveilleux tableaux rassemblés par son grand-père n'était certes pas pour rien dans ce goût héréditaire(2) » . Provençal de race, pouvait-il d'ailleurs ne pas avoir l'amour inné des beaux-arts ?
Sa mémoire méritait donc que son buste par Bridan, qui d'autre part constitue en lui-même une œuvre artistique, fût davantage connu(3) .
Tel est le but de cette communication.
(1) Rues d'Aix, déjà cité, t. Ier p. 265.
(2) Volume de Ch. de Pointel, déjà cité, p. 104.
(3) En attendant le résultat de nos recherches sur la parenté de l'artiste Bridan avec les deux frères Adam, nous rappelons volontiers que ces sculpteurs renommés du dix-huitième siècle sont auteurs de beaux sujets du parc de Versailles; Adam l'aîné a publié en 1754 un recueil estimé de « sculptures antiques » . Les statues de Vauban et de Bayard, à Versailles, sont dues au ciseau de Bridan, prix de Rome, membre en 1772 de l'Académie de peinture et de sculpture.
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