Dieudonné Thiébault : Le Marquis d'Argens Extrait de Mes Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin ; ou Frédéric le Grand, sa famille, sa cour, son gouvernement, son Académie, ses écoles, et ses amis littérateurs et philosophes, par Dieudonné Thiébault, de l'Académie Royale de Berlin, de la Société libre des Sciences et Arts de Paris, etc.,
Tome cinquième, A Paris, chez F. Buisson, An XII (1804), p. 321-373
Le Marquis d'Argens avoit près de soixante-dix ans, lorsque j'arrivai à Berlin. Fils aîné du procureur-général du parlement d'Aix, il avoit refusé, dans sa jeunesse, d'endosser la robe sénatoriale, et étoit entré dans le régiment de la marine. Il avoit de plus été reçu chevalier de Malte. La fougue de son âge, jointe à la pétulance de son caractère et à la vivacité provençale, le jeta successivement dans plusieurs écarts, qui devinrent un grave sujet de chagrin pour son père. Nous ne citerons ici qu'un des traits qui appartiennent à cette époque de sa vie. Il quitta tout-à-coup son régiment pour courir le monde, et alla étudier les Turcs chez eux. Arrivé à Constantinople, il forma le dessein de voir les cérémonies usitées dans les mosquées: rien ne put le détourner de cette entreprise si périlleuse, dans laquelle, s'il eût été découvert ou trahi, il n'auroit pu échapper au supplice, qu'en 321|322 prenant le turban. Il s'adressa au turc qui avoit les clefs du superbe édifice de Sainte-Sophie, et le gagna à force d'argent. Il fut convenu qu'à la prochaine grande fête, l'infidèle introduiroit le chrétien pendant la nuit, et en grand secret, et qu'il le cacheroit derrière un grand tableau placé depuis long-temps au l'ond de la tribune qui est au-dessus du portail. Le marquis devoit être d'autant plus en sûreté dans cet endroit, que cette tribune n'étoit ordinairement ouverte à personne; que de plus elle étoit à l'occident de la mosquée; et que les mahométans devant toujours dans leurs prières être dirigés vers la Mecque, c'est à dire, vers l'orient de Constantinople, nul d'eux ne pourroit retourner la tête sans causer un grand scandale, article sur lequel ils portent le scrupule jusqu'à ne sortir de leurs mosquées qu'à reculons.
Le marquis d'Argens vit donc assez à son aise les cérémonies de la religion turque : cependant il causa de fréquentes alarmes à son guide, car il falloit bien que son caractère se manifestât par quelques imprudences. A chaque moment, il quittoit son asile, et s'avançoit jusqu'au milieu de la tribune, 322|323 pour mieux voir tout ce qui se passoit dans la mosquée; sur quoi son pauvre turc, qui savoit ne pas risquer moins que d'être empalé, le conjuroit par les signes et les gestes les plus expressifs, de se retirer bien vite derrière son tableau. La frayeur de cet homme amusoit singulièrement le chevalier de Malte, qui n'en étoit que plus porté à multiplier ses étourderies.
Ce fut bien pis quand celui-ci s'avisa de tirer de sa poche un flacon de vin et un morceau de jambon, et qu'il se mit à faire usage de l'un et de l'autre ! Le disciple de Mahomet, troublé et conl'ondu, se désespéroit; mais que faire? Il falloit tout supporter pour ne pas découvrir son crime et périr. II fallut même (car le marquis l'exigea, menaçant de se montrer si on ne lui obéissoit pas); il fallut que le turc bût du vin et mordît au jambon, et que de cette sorte, il profanât lui-même et son culte et la mosquée. Ce malheureux fut quelques instans comme pétrifié: il lui sembloit voir le glaive de son prophète suspendu sur sa tête. Peu-à-peu néanmoins il se calma; il se familiarisa même avec son crime; et lorsque tous les dévots furent sortis , et qu'il se vit seul avec 323|324 son chien de chrétien, on acheva le déjeûner de bonne grâce, en riant du danger que l'on avoit couru; et enfin on se quitta en bons amis.
Les équipées du jeune chevalier de Malte déterminèrent enfin son père à le déshériter, d'autant plus que la famille n'étoit pas assez-riche pour suffire aux dépenses qu'une semblable conduite occasionnoit, et que l'abandon du service militaire de la part du fils pouvoit faire suspecter le zèle et la fidélité du père. L'exhérédation, ne laissant au marquis que le choix du travail et d'une rigoureuse économie, il se rendit en Hollande, et tâcha d'y vivre du produit des ouvrages qu'il se mit à y composer. Ses Lettres juives eurent sur-tout un très-grand débit : elles le firent compter au nombre des philosophes de ce temps-là. Frédéric, qui n'étoit encore que prince royal de Prusse, fut si enchanté de cet ouvrage, et conçut une opinion si favorable de l'auteur, qu'il désira sauver celui-ci de l'abîme où il étoit tombé, et l'attacher à son service. Il lui écrivit en conséquence, et lui fit des offres aussi utiles qu'honorables. Tout sembloit assurer que le marquis accepteroit avec d'autant plus d'em- 324|325 pressement, qu'on ne lui proposoit que de vivre en amis, et de philosopher ensemble. Cependant sa réponse ne fut point telle qu'on l'attendoit. Après les justes témoignages d'une vive reconnoissance, il ajouta:
" Daignez considérer, monseigneur , que pour me rendre auprès de vous, il faudroit passer bien près des trois bataillons des gardes qui sont à Potzdam. Le puis-je sans danger, moi qui ai cinq pieds sept pouces, et qui suis assez bien fait de ma personne? "
Quel que fût le motif qui avoit dicté cette réponse au marquis, et quelles que fussent les réflexions qu'elle fit faire au prince, la négociation fut suspendue, et ne fut reprise que long-temps après, lorsque Frédéric fut roi, et même après ses premières campagnes.
A cette dernière époque , le monarque écrivit au philosophe: " Ne craignez point les bataillons des gardes, mon cher marquis: venez les braver jusque dans Potzdam ". Lorsque le marquis reçut cette lettre, il étoit attaché au service d'une princesse allemande qui desiroit vivement de voir Berlin et Frédéric : la vocation de son cavalier la détermina à satisfaire son envie, et ils firent le voyage ensemble. Lorsqu'ils 325|326 furent arrivés, le marquis s'aperçut ou s'imagina que la princesse étoit amoureuse de lui; et un soir qu'il crut son innocence en un danger imminent, il se sauva en sautant par la fenêtre. La politique n'a pas trop permis au public de connoître les détails de cette petite aventure: tout ce qu'on peut dire, c'est que la princesse étoit laide, et parente du roi. Aussi celui-ci exigea-t-il que son philosophe rentrât au service de cette prétendue amante, et l'accompagnât à son retour jusque chez elle, pour ensuite revenir à Berlin. Tout se fit ainsi que la politique l'avoit ordonné; et le marquis, après cette double course, vint loger à Berlin dans une auberge, en attendant que son sort fût fixé. Le roi le reçut très-amicalement: tous les jours il le faisoit inviter à venir dîner avec lui: la conversation étoit agréable et vive: rien n'étoit en apparence plus flatteur, et plus propre à satisfaire les vœux ou l'ambition d'un sage; mais les semaines s'écouloient, et l'on ne parloit point de remplir les promesses d'après lesquelles ce nouvel hôte avoit quitté un poste moins brillant sans doute, mais suffisant pour ses besoins. Etoit-ce, chez Frédéric, oubli, 326|327 épreuve, manque d'égards, ou avarice?
Notre provençal, après avoir vainement discuté ces questions, et vainement attendu pendant environ six semaines, perd enfin patience; et en rentrant chez lui un jour, immédiatement après le dîner, il envoie au roi un billet conçu en ces termes: " Sire, depuis six semaines que j'ai l'honneur d'être auprès de votre majesté, ma bourse souffre un blocus si rigoureux, que si vous qui êtes un grand preneur de villes, et un grand gagneur de batailles, ne venez promptement à son secours, je serai obligé de capituler, et de repasser le Rhin dans la huitaine ". Le roi avoit son ami Jordan au-près de lui, lorsqu'on lui apporta ce billet. " Voyez donc, lui dit-il, ce que m'écrit ce fou de d'Argens, qui vient de nous quitter? Jordan aimoit le marquis: c'est pourquoi il dit à son maître après avoir lu le billet: " Je connois les Provençaux et leur vive impatience: je connois en particulier le marquis; dès que l'inquiétude le tourmente, et que son esprit s'y arrête, il ne dormira plus; et après avoir menacé de partir dans huit jours, il disparoîtra dans deux ou trois jours, au plus tard ". Le roi eut peur que Jordan 327|328 ne devinât juste, et il renvoya au marquis ces deux mots en échange du billet: " Soyez tranquille, mon cher marquis, votre sort sera décidé demain pour dîner, et j'espère qu'il le sera à votre satisfaction ". En effet, le marquis reçut le lendemain en arrivant, la clef de chambellan avec une pension de quinze cents reisdallers, et fut de plus nommé directeur de la classe de Belles-Lettres à l'académie; ce qui lui donnoit encore annuellement deux cents autres reisdallers.
Le marquis d'Argens n'a jamais autant brillé dans la société de Frédéric, que les Voltaire, les Maupertuis, et quelques autres; mais il n'y a jamais été nul ou déplacé: il avoit même de plus que quelques-uns de ses compagnons de fortune, ce ton de bonne société qui tient de si près à la première éducation; une bonhomie de caractère qui le faisoit aimer, et la vivacité provençale qui rendoit sa conversation plus piquante. Mille anecdotes plus ou moins curieuses peuvent être citée comme preuves de ces vérités. Nous en rapporterons ici quelques-unes.
Dans l'un de ces soupers, qui, jusqu'à la guerre de sept ans, se sont assez souvent prolongés bien avant dans la nuit, Frédéric 328|329 demanda aux convives, comment chacun d'eux voudroit gouverner s'ils étoient rois? Il y eut une vive émulation entre tous pour étaler leurs maximes politiques: c'étoit à qui traceroit ses plans le premier, et établiroit le mieux son système. Le marquis les écoutoit, sourioit et ne disoit rien. A la fin le roi s'aperçut de son silence, et le pria de dire aussi ce qu'il feroit s'il étoit à sa place. " Moi, sire, " répliqua le marquis, " je vendrois bien vite mon royaume pour acheter une bonne terre en France ". Cette plaisanterie, au moyen de laquelle il échappoit au ridicule de débiter une doctrine peut-être plus dangereuse, et au moins très-déplacée et inutile y obtint l'approbation du roi, et fit cesser cette discussion. C'est d'après plusieurs discussions semblables, que Frédéric a écrit dans la suite, que s'il vouloit bien punir une province, il la donneroit à gouverner à des philosophes. C'est que philosophe comme eux dans ses opinions, il n'étoit que roi dans la pratique; deux rôles entre lesquels il a toujours maintenu une indépendance absolue.
Ce fut dans un autre souper que les mêmes philosophes s'appuyant sur la déclaration faits par Frédéric, qu'il n'y avoit point de roi présent , et que l'on pouvait sans risque 329|330 penser et parler tout haut, se mirent à censurer les gouvernemens et les gouvernans, avec une liberté si franche et si sévère, que leur hôte trouva qu'ils alloient trop loin, et jugea qu'il étoit de sa prudence de les arrêter: c'est pourquoi il leur dit tout-à-coup: " Paix , paix, messieurs; prenez garde, voilà le roi qui arrive; il ne faut pas qu'il vous entende, car peut-être se croiroit-il obligé d'être encore plus méchant que vous ".
Le baron de Poëlnitz m'a souvent conté un autre trait, où l'on retrouve bien sensiblement la vivacité et la franche loyauté du marquis. Ce baron devant dîner chez le roi, qui a constamment dîné à l'heure précise de midi, et ayant à parler de quelque affaire au marquis d'Argens, vint pour le prendre vers onze heures. Surpris de le trouver encore au lit, il lui demanda s'il étoit malade, et lui apprit l'heure qu'il étoit; sur quoi le marquis effrayé et furieux appelle son domestique, nommé la Pierre, et lui reproche durement de ne l'avoir pas averti. " Ma foi, lui dit la Pierre, que ne regardez-vous à votre montre! moi, je fais ma besogne, et ne sais pas quelle doit être la vôtre. Est-ce qu'il me faudra tout vous dire, comme à un petit enfant ? " Le marquis ne se possédant plus 330|331 de colère, s'élance hors de son lit, court s'emparer d'une bûche, et revient sur la Pierre, qui, restant immobile, et croisant les bras, lui dit d'un ton phlegmatique: " Voilà donc ce qu'on appelle un philosophe? Allons, monsieur, pour me punir de vos torts, et payer mon zèle et ma fidélité, tuez-moi, cela fera beaucoup d'honneur à la philosophie! - Ah, mon ami! " s'écria le marquis en jetant sa bûche, " je vous demande pardon! mais, je vous en prie, habillez-moi vite, afin que j'arrive encore, s'il est possible, avant qu'on se mette à table ". La Pierre fit tant de diligence que le vœu de son maître fut rempli. Pour le baron, il ne pouvoit conter cette anecdote, même long-temps après, sans rire encore dû jeu et du contraste de ces deux physionomies qu'il croyoit toujours voir devant lui. Dans le premier voyage que M. de Voltaire fit à Berlin vers 1743, la franchise du marquis ne lui permit pas de dissimuler, même devant fauteur de la Henriade, que Jean-Baptiste Rousseau étoit à ses yeux un homme d'un talent rare; qu'il en plaignoit les infortunes, et qu'il le croyoit innocent au sujet des couplets qui lui avoient attiré tant de chagrins. Voltaire n'ayant pu le convertir 331|332 sur ce point, en ressentit une colère qu'il dissimula, mais qu'il voulut néanmoins satisfaire. Pour concilier le désir qu'il avoit de se venger, avec les ménagemens qu'il croyoit devoir garder, il fit en grand secret une épigramme sanglante contre le marquis, cherchant à le couvrir de ridicule, tant pour son caractère moral, que pour ses talens, et le désignant sur tout par le titre de juif errant. Espérant d'ailleurs pouvoir compter sur sa crédulité, il vint ensuite lui faire une visite affectueuse, et lui dire: " Mon cher marquis, vous avez en faveur de ce misérable Rousseau, une prévention que j'ai en quelque sorte respectée, parce qu'elle fait honneur à la franchise de votre âme. Mais, mon ami, je suis aujourd'hui contraint de vous entretenir de nouveau de cet homme: votre propre intérêt et mon amitié pour vous m'en l'ont un devoir. Je viens vous convaincre que vous êtes la dupe d'un ingrat et d'un monstre, qui ne sait que répandre du venin. Lisez cette épigramme: un de mes correspondans vient de m'en adresser une copie, qu'il tient de celui à qui Rousseau l'a envoyée. Elle est peu connue encore, parce que Rousseau craint qu'on ne le devine, et recommande la plus grande 332|333 discrétion. Je viens de répondre à mon correspondant, homme d'ailleurs dont je suis sûr comme de moi-même, de ne négliger aucune des mesures qu'il est à portée de prendre, pour faire supprimer cette abominable épigramme, ou au moins pour la rendre aussi odieuse aux yeux du public, qu'elle le sera toujours aux yeux de ceux qui vous connoissent. "
Le marquis fut d'abord dupe de cette fourberie: il remercia sincèrement Voltaire, et déclama contre Rousseau: il jura qu'il se vengeroit, et qu'il feroit en réponse, non de petites épigrammes, mais un ouvrage qui seroit un monument pour les temps à venir, et dans lequel il démasqueroit cet hypocrite, et le vilipenderoit jusque chez la postérité. Voltaire eut donc d'abord un triomphe complet; mais d'Argens ne tarda pas à faire des réflexions. Cette infamie de la part de Jean-Baptiste lui sembloit trop grande pour ne pas lui laisser des doutes. Rien ne pouvoit l'avoir provoquée: elle exposoit l'auteur à un ressentiment trop dangereux, d'autant plus qu'il ne pouvoit y avoir aucune âme honnête qui n'en fût indignée. Le marquis trouva dans ses amis les mêmes doutes et les mêmes soupçons; ce qui le détermina enfin à en 333|334 écrire à Jean-Baptiste Rousseau lui-même, qui détruisit si parfaitement la calomnie, offrit si loyalement tontes les garanties que le marquis pouvoit désirer, et donna enfin des preuves si sensibles de son innocence, qu'il fut bien constaté que l'épigramme n'avoit pour auteur que celui qui l'avoit dénoncée. Mais la politique, qui avoit engagé Voltaire à prendre des voies si obliques, pour punir le marquis de s'être déclaré l'admirateur de Rousseau, engagea le marquis à dissimuler aussi son ressentiment: il ne voulut point faire imprimer, comme Rousseau l'y autorisoit, Ia lettre qui l'avoit détrompé. Cependant Frédéric fut instruit dans la suite de tous ces détails, et de cette rouerie littéraire. L'époque où se manifesta le mieux le véritable attachement du marquis pour le roi, fut celle de la guerre de sept ans. Toutes les fois que l'on éprouvoit quelqu'embarras, ou que I'on étoit à la veille d'une bataille, ce courtisan loyal ne respiroit plus: il étoit absolument hors de lui. La correspondance du héros et de son admirateur étoit aussi suivie que les circonstances pouvoient le permettre: ils passèrent souvent ensemble le temps des quartiers d'hiver. Il fut même une 334|335 époque où le roi n'eut presque plus que d'Argens dans le sein de qui il pût épancher son âme, ses anciens amis étant morts ou absens, et ses pareils le boudant tous, parce qu'il avoit résisté à leurs efforts réunis, et leur avoit fermement refusé de demander la paix à la France. Ce fut dans cette position douloureuse, que Frédéric voyant la Prusse et la Poméranie entre les mains des Russes, la Silésie et le Brandenbourg occupés en partie par les Autrichiens, et la Westphalie par les François; se voyant d'ailleurs mal secondé par ses alliés; ses armées ayant été presque détruites par ses victoires autant que par ses défaites, et se trouvant sans argent et sans ressource, résolut de mourir, prit les mesures nécessaires pour l'exécution de ce projet, et en fit part au marquis d'Argens, par une lettre qu'il qualifioit de lettre d'adieux. Dès l'instant où d'Argens eut reçu cette lettre, il se renferma dans son cabinet, passa la nuit à rédiger sa réponse, qui partit peu avant le jour. Là, dans l'épanchement le plus chaud de l'amitié, Frédéric trouva tout à la fois le langage de la philosophie, les ressources et les espérances de la politique, et enfin le courage que l'amour de la gloire et de la vertu peu- 335|336 vent inspirer à une âme forte. Cette lettre, le morceau le plus précieux et le plus parfait de tout ce que d'Argens a écrit, et qui honore autant son cœur que son esprit, ses connoissances et ses talens, produisit l'effet qu'il avoit osé en espérer. Les préparatifs de mort furent rejetés: Frédéric se battit, remporta de nouvelles victoires, trouva les moyens de pourvoir à ses besoins les plus urgens, redevint l'effroi de ses ennemis, et finit par faire la loi dans l'Empire.
Le zèle du marquis pour le monarque se manifestoit jusque dans les plus petites choses. Le prince de Kaunitz ayant témoigné en 1764, un vif désir d'avoir deux portraits de Frédéric, l'un pour l'impératrice, et l'autre pour lui-même, le roi se détermina à donner quelques séances à M. de Vanloo, son peintre. Les séances furent courtes et peu nombreuses : le pauvre Vanloo s'en tira comme il put. Lorsque le portrait fut achevé, le peintre l'apporta au château pour le faire voir, et entra d'abord chez le marquis, avec qui j'étois, ayant été appelé pour me rendre chez le roi avec lui. On ne peut se figurer l'enthousiasme et la joie de ce vieux ami en voyant ce portrait. II invitoit tout le monde 336|337 monde à l'admirer; il le faisoit placer sous tous les points de vue. Il fit monter la Pierre sur une table contre la muraille, pour le tenir à la hauteur de neuf ou dix pieds, sachant, disoit-il, que ce seroit ainsi qu'il seroit placé à Vienne: et toujours il le trouvoit plus parfait, et vouloit que les autres en parlassent comme lui. Il me tourmenta pour me faire avouer que la ressemblance en étoit frappante. Comme malheureusement je n'en avois pas jugé de même, je lui dis qu'à la vérité je voyois le roi tous les jours, mais que je ne le voyois qu'aux lumières; et qu'il savoit bien que cela ne suffisoit pas pour pouvoir juger des ressemblances. Il ne me laissa que ce moyen d'éviter de blesser M. Vanloo que j'estimois beaucoup, mais qui n'avoit fait le roi bien ressemblant, qu'aux yeux trop prévenus du marquis.
Après la paix de Hubertsbourg, les deux amis philosophes achevèrent un ouvrage auquel ils avoient travaillé de concert depuis long-temps: c'est un Extrait ou Abrégé du Dictionnaire de Bayle, qui fut imprimé en 2 volumes in-8° vers la fin de 1765. M. de Beausobre qui avoit été choisi pour en être 337|338 l'éditeur, mais qui soccupoit de beaucoup trop d'aBàires , pour avoir le temps de revoir trois ou quatre épreuves de plus de soixante feuilles en caractères fins et à deux colonnes, endossa cette pénible besogne au professeur Toussaint qui, lui-même , ne tarda pas à la trouver trop longue. Tous deux vinrent me prier de les aider, en m'observant d'un air mystérieux , que cétoit travailler pour le marquis et pour le roi : depuis ce moment, personne ne s'en mêla que moi.Une cir cons-tance peu importante , sans doute, mais dont ]Q ne dois point taire grâce à ces deux ardé-lions , c'est qu'ils neurent pas l'honnêteté de lil'ofinr un seul des cinquante exemplaires que le libraire leur remit; pour leur peine; -vilenie dont je n'ai point voulu parler, tant que Toussaint, mon collègue, a vécu , mais que j'ai ensuite reprochée à Beausobre en pîeine académie, à l'occasion d^un autre ou-vra p-e qu'on ail oit mettre sous presse, et dont il desiroit que je voulusse bien encore me charger. " Non, lui dis - je en riant, je ne m'en mêlerai pas. L'Abrégé de Bayle m'a appris ce que l'on gagne à vous suppléer; au reste je ne vous dis ce mot aujourd hui, que pour vous assurer que si je n'oublie 338|339 pas une malhonnêteté, j'oublie encore moins les bons procédés ".
Le marquis d'Argens étoit non-seulement attaché au roi par les sentimens de l'amitié la plus franche; mais il observoit de plus les règles de la plus rare réserve, et de la prudence la plus soutenue dans toute sa conduite, soit privée, soit publique. Son frère, le président d'Eguilles, l'étant venu voir à Berlin, ne fut présenté au roi que parce que celui-ci en parla le premier au marquis, et témoigna le désir d'en faire la connoissance,et de l'admettre dans sa société, ne voulant pas, ajouta-t-il, séparer un instant deux frères si dignes de l'amitié l'un de l'autre, et qui avoient peu de temps à passer ensemble.
Peu après la guerre de sept ans, le marquis reçut la visite d'un neveu, nommé le comte de la Canorgue. Ce neveu passa environ six mois chez son oncle, soit à Berlin, soit à Potzdam: il se maria dans ce pays avec la fille de M. Koffkouski [Gotzkowsky, H.U.S.], banquier, qui avoit rendu de grands services à l'État: il repartit pour la France, et emmena son épouse , sans que le marquis eût jamais parlé de lui au roi et sans que le roi eût jamais paru être instruit de rien de ce qui le concernoit. " Vous êtes 339|340 certainement un honnête homme, incapable d'aucune action criminelle " , me disoit le marquis, un jour que nous passions la soirée ensemble. " Je vous connois si bien, et je vous rends si bien justice, qu'il n'est pas d'homme de qui je répondisse avec plus de sécurité. Et cependant si le roi m'assuroit bien positivement que vous avez projeté et voulu exécuter quelque crime odieux ou capital, je paroîtrois étonné, sans doute; mais je ne prendrois point votre défense. Non, je ne me chargerai jamais auprès de lui, de la cause d'aucun de ceux quil accusera, parce qu'un homme à sa place a trop de moyens de savoir mille choses que nous ignorons tous ". Cet aveu de sa part semble d'abord prouver de la pusillanimité; mais il détruisoit bien ce soupçon, par le courage avec lequel il repoussoit tous les traits que l'on se permettoit de lancer contre la nation françoise. Il n'a jamais laissé sans réplique ferme et courageuse, aucun trait semblable, fût-il lancé par le roi: il ne les pardonnoit pas même à la plaisanterie la plus gaie; et comme ses réponses étoient en général justes à l'ond, franches, vives et honnêtes, il ne pouvoit que produire à la longue un effet 340|341 très-sensible, sur-tout dans une cour où-tant d'autres personnes ont toujours mis autant de persévérance que d'adresse à nous décréditer. Il n'y a point d'exagération à dire qu'à cet égard, nul autre homme n'a été aussi utile que Iui à la France auprès de Frédéric, qui n'étoit que trop enclin à estimer peu les nations aussi bien que les individus. Ce qui s'est passé dans ce pays depuis qu'il l'a quitté, a bien justifié cette observation.
Les ménagemens politiques que l'amitié, l'âge et l'expérience faisoient prendre au marquis, étoient extrêmes. Je me rappelle qu'un soir où mon ordre portoit d'aller le prendre pour monter ensemble chez le roi, il me prévint que Frédéric vouloit me consulter sur une rime qui le tourmentoit depuis huit jours. " Mon ami, ajouta-t-il, je sais que cette rime n'est pas bonne; mais vous le jetterez dans le plus cruel embarras, si vous le iui dites, car il a vainement épuisé tous les moyens de la remplacer par une autre, et il s'agit d'une pensée à laquelle il tient beaucoup. J'ai eu pitié de lui, et lui ai cité quelques vers de La l'ontaine où l'on retrouve la même faute. J'ai cherché pour sa propre tranquillité, à Iui 340|341 persuader que, si -cette rime n'étoît pas conforme aux règles de l'école, elle étoit néanmoins tolérée. N'allez pas me contre-dire, je vous prie; considérez combien il importe pour les sciences et les arts, que les plus grands souverains les aiment, estiment ceux qui les cultivent, et s'en occupent eux-mêmes. Et qu'importe, au l'ond, qu'il y ait quelques mauvaises rimes dans les poésies du philosophe Sans-Souci " ? Je lui répondis en riant, qu'il me donnoit des raisons excellentes a la cour; mais qu'ayant résolu de ne jamais dire que ce que je croirois être vrai, je dirois que la rime étoit contre les règles, si le roi me consultoit; que seulement je tâcherois de le dire sans le mettre en colère. Heureusement le roi s'étoit ravisé, et ne me parla point de sa rime.
Le marquis d'Argens méritoit, a tous égards, que l'amitié du roi pour lui fût constante, et toujours délicate. Mais, pour trouver un ami constant dans un roi, l'histoire est obligée de remonter jusqu'aux temps qu'on appelle, a si juste titre, les temps fabuleux. Plusieurs causes contribuèrent peu-à-peu à faire descendre notre philosophe provençal du noble rang d'ami, au simple 342|343 rang de courtisan usé, négligé, et presque méprisé. Ce sont ces causes que nous allons développer; nous en distinguerons quatre, dont la première est la familiarité, à laquelle l'habitude de vivre ensemble, la gaîté de Frédéric dans les conversations, et les saillies de son esprit amenoient naturellement tous ceux qu'il admettoit dans sa société; mais familiarité dont il abusoit étrangement ensuite.
La gaîté de ce monarque devenoit presque nécessairement contagieuse pour les autres. Comment voir un grand roi se livrer de si bonne grâce, à ce mouvement qui semble caractériser les belles âmes, sans s'y laisser aller soi-même? On veut payer une saillie par une autre saillie; on est flatté de s'acquitter envers celui qui semble n'être occupé qu'à rendre sa société agréable; mais trop souvent il faut une victime aux railleurs: nous ne rions guère que ce ne soit aux dépens de quelqu'un. Dans les sociétés ordinaires, on ménage au moins ceux qui sont présents; miais cette attention peut-elle être une règle pour un roi ? Le sarcasme étoit si facile ef si naturel à Frédéric ! son esprit fin le saisissoit si heureusement ! comment, avec sa 343|344 vivacité, auroit-il songé à le supprimer ou à l'adoucir? D'ailleurs, il paroît qu'il s'étoit fait un système de se délasser le soir, avant l'heure de son repos, de tous les travaux de la journée , et de sauver en quelque sorte la nuit, de toutes les sollicitudes du jour. En ce cas, il ne devoit, pour ainsi dire, avoir alors aucun frein. Ce n'est que dans le plein et entier exercice de la liberté, que les hommes, et par conséquent les rois eux-mêmes, trouvent des jouissances qui les satisfassent. Ainsi, Frédéric plaisantoit sans ménagement, même ceux à qui il parloit. En ces sortes de circonstances, que pouvoit faire le courtisan? Il se prêtoit le mieux qu'il lui étoit possible, à la nécessité; il tâchoit de se faire au moins un mérite de sa condescendance; il s'efforçoit de rire avec les autres: et Frédéric, quand il éloit seul, réfléchissoit sur tout ce qui s étoit passé, et ne manquoit pas de suspecter de lâcheté ceux qui avoien été l'objet de ses railleries. On peut croire aussi qu'il entroit de la politique, même dans ses délassemens; qu'il harceloit principalement les autres pour connoitre leur esprit et leur caractère, et qu'il poursuivoit à outrance ceux qu'il avoit d'abord attaqués plus gaîment que mécham- 344|345 ment 5 afin de voir jusqu'où pouvoit' aller leur bassesse : aussi Ha-t-il jamais eu et montré qu'un véritable "mépris pour ceux qui avoient eu le plus de patience et de ré-signation , dans ces occasions dangereuses et délicates.
Par malheur , le marquis d'Argens étoiÉ trop vif et trop loyal pour prévoir et éviter ce danger. Enchanté de trouver d'abord tant d'aménité et de politesse dans un roi, et tant de gaîté et d'esprit dans ses conversations 9 il no songea qu'à en jouir , et crut s'en rendre plus digne en y coopérant de son mieux. Lorsque l'expérience lui eut appris que là plus qu'ailleurs , la familiarité avoit des suites fîmes tes 5 il ne ml plus temps de se tracer un autre système.
La seconde cause du discrédit où l'on s'apercevoit que le marquis d'Argens étoit tombé, c'étoient ses propres foiblesses et sur-tout sa superstition. Il craignoit la mort au point que la seule idée d'en être menacé, pouvoit lui faire faire des choses ridicules. C'est d'àprès ces dispositions, qu'ayant ouï dire que l'urine de ceux qui approchoient de ce dernier terme de la vie, se noircissoit dans les vingt-quatre heures, il a été long-temps dans 345|346 l'habitude d'en conserver de la sienne dans des vases qu'il alloit examiner plusieurs fois le jour, jusqu'à ce que quelques personnes, instruites de cette pusillanimité, eussent secrètement découvert ce dépôt, et y eussent mêlé un peu d'encre; ce qui l'effraya tellement, qu'il fallut lui avouer la supercherie qu'on lui avoit faite, pour lui sauver une maladie grave. Il lui étoit impossible de tenir à une table où il y eût treize convives. Je l'ai vu à un repas où j'étois à côté de lui, prendre mon couteau et ma fourchette qui par hasard étoient croisés, et les remettre sur des lignes parallèles; et comme je lui témoignois ma surprise de lui voir prendre ce soin, me dire: " Je sais bien que cela n'y fait rien: mais ils seront aussi bien comme je les place ". Sa nièce madame de la Canorgue, m'a raconté que dans le temps qu'il travailloit à son long ouvrage sur l'esprit humain, il lui arriva un soir de se trouver si bien disposé et si heureusement inspiré, qu'il ne fut pas possible de lui faire quitter son bureau avant minuit, et qu'il vint souper très-content de lui-même, et fort gai; quoique son gigot se fût desséché devant le feu à l'attendre, mais que s'étant 346|347 rappelé en se mettant à table, que c'étoit le premier vendredi du mois, il étoit allé à l'instant même, jeter au feu tout ce quil avoit écrit dans la journée.
Le jeune prince Guillaume de Brunswick, en me pariant du silence respectueux dans lequel il se renfermoit à la table du roi son oncle, me disoit que seulement lorsque la conversation paroissoit languir, il avoit soin de pousser quelque plat vers celui des convives qui sembloit vouloir en prendre; mais de le pousser de manière à renverser une salière; sur quoi le roi ne manquoit pas de s'écrier: " Ah, mon neveu, qu avez-vous fait? Prenez garde que le marquis ne s'en aperçoive! Eh vite, vite, jetez une pincée de sel au feu! Jetez-en une autre par-dessus votre épaule gauche, mais en riant. " Et voilà comment, me disoit ce jeune prince, je ranime la conversation pour au moins un quart-d'heure.
Quoique le marquis fût très-superstitieux, et qu'il eût été impossible à sa raison de dompter, à cet égard, son imagination trop vive, trop ardente, et frappée dans son enfance des fables absurdes, dont le peuple surcharge sa religion; il n'en détestoit que 347|348 plus fortement la superstition en général; jamais il ne lui faisoit grâce dans les autres. On étoit sûr de retrouver en lui l'auteur de la philosophie du bon sens, dès qu'il étoit en état de consulter sa raison. Dans un petit voyage où lui et Maupertuis n'eurent un soir qu'une chambre pour eux deux, le président de l'académie s'étant mis à genoux devant son lit pour dire ses prières du soir avant de se coucher, son compagnon, surpris, s'écria: " Maupertuis, que faites-vous? Mon ami, nous sommes seuls! "
Puisque j'ai placé ici le nom de Maupertuis, je citerai une autre anecdote où il est encore question de lui. Dans le temps que le marquis étoit le plus occupé de son recueil sur l'esprit humain, je fus témoin d'une longue contestation entre lui et ses amis, Sulzer, Mérian, Beausobre et le Catt, au sujet d'un article que le marquis avoit placé dans sos ouvrage, et dont les autres académiciens demandoient et obtinrent enfin la radiation. Je ne pris point de part à cette discussion, parce que j'étois encore nouveau venu dans ce pays, et étranger aux personnes dont on parloit; mais j'étois intérieurement de l'avis de d'Argens; persuadé comme lui que la vraie 348|349 philosophie proscrit les faux et misérables ménagemens qui inspiroient tant de zèle contre la publication d'une anecdote peu honorable à feu le président de Maupertuis. Certainement l'honneur de la philosophie est très-indépendant de la moralité d'un homme qui porte le nom de philosophe, au lieu qu'il tient essentiellement à la vérité. Quoi qu'il en soit, le fait dont il s'agissoit, et sur la certitude duquel on étoit d'accord, est que Maupertuis résidant souvent à Potzdam , s'y étoit fait une maîtresse d'une jeune personne pauvre, mais très-jolie; et que cette fille étant devenue grosse, il eut peur que ses amours ne vinssent à s'ébruiter, et ne lui fissent une querelle très-fâcheuse avec sa femme, avec toute la famille des Brédow, à laquelle cette dame appartenoit, et même avec le roi, qui n'aimoit pas les scandales propres à indisposer le public. Pour prévenir les chagrins et les tracasseries qu'il redoutoit, Maupertuis usa de tout son crédit auprès du commandant militaire de Potzdam, qui fit enlever cette fille dans le plus grand secret, et la fit renfermer, sans bruit, à Spandaw, où elle a vécu assez long-temps, toujours entièrement inconnue; car on avoit pris toutes les pré- 349|350 cautions possibles, pour que ses parens ignorassent ce qu'elle étoit devenue, et pour qu'elle-même n'osât parler, et en tout cas, ne pût se faire entendre.
Frédéric aimoit beaucoup à parler de théologie et même à imiter le style des écrivains ascétiques, ainsi que je l'ai dit ailleurs; c'est ce qui nous a valu, entr'autres, son commentaire sacré sur le conte de Peau-d'Ane, et un autre écrit théologique ou religieux intitulé: Mandement de monseigneur l'évêque d'Aix, contre les impies se disant philosophes. Immédiatement après la guerre de sept ans, le marquis étoit venu passer quelques mois auprès de sa famille. Lorsqu'il fut près de retourner à Berlin, Frédéric composa le mandement dont il s'agit, le fit imprimer, et en fit parvenir des exemplaires sur la route du voyageur philosophe, en prenant ses mesures pour que celui-ci trouvât de ces exemplaires dans les auberges où il s'arrêteroit, et même dans les appartemens qu'il y occuperoit. La pièce étoit une franche déclaration de guerre à la philosophie. Le marquis y étoit nommé, et personnellement excommunié. L'ouvrage avoit toutes les convenances de ce genre d'écrits: le ton en étoit 350|351 apostolique; les citations très-chrétiennes, et les discussions bien plus animées par le zèle que fortifiées par des raisonnemens approl'ondis. Il y avoit, en un mot, tout ce qu'il falloit pour que le marquis y fût trompé; et il le fut complètement. Le chagrin qu'il conçut en lisant cette pièce, fut extrême, sur-tout à cause de son frère, premier président du parlement de Provence. Dans sa colère, il ne songeoit qu'à se venger; l'imprimé ne sortoit pas de ses mains: à chaque instant il y reportoit les yeux. A la fin, en relisant le titre et le préambule, il vit que le saint pasteur se qualifîoit évêque et non archevêque, et cette observation fut pour lui un trait de lumière, qui lui fit deviner toute la supercherie. Aussi, le lendemain, avant de se remettre en route, il fit mettre à la poste une lettre où, rendant compte à Frédéric, de son empressement à le rejoindre, il lui racontoit comment le démon de la guerre avoit cherché à soulever une brebis fidèle contre son pasteur; ajoutant: " Que le diable voulant faire le mal, n'est presque jamais assez fin; qu'il lui échappe toujours quelque balourdise; qu'en ce cas particulier, ce génie de discorde avoit négligé de consulter l'al- 351|352 manach royal, livre précieux que l'on n'aimé pas en enfer, attendu que, comme l'a observé un roi très-chrétien, c'est, après les livres saints, celui qui contient le plus de vérités; que si le diable avoit jeté les yeux sur l'almanach royal, il y auroit vu que la ville d'Aix a un archevêque et non simplement un petit évêque, ainsi que tant de bicoques; que cette erreur déceloit tout à la fois l'ignorance et l'œuvre du méchant; que pour lui, dès qu'il auroit mis son hommage aux pieds de sa majesté, il feroit un traité complet historique, philosophique et chrétien sur les ruses et les mal-adresses du malin esprit; et que s'il ne parvenoit pas à faire rougir le père du mensonge, il contribueroit au moins à prévenir les âmes simples et honnêtes contre ses pièges; qu'en attendant, il alloit écrire à notre saint-père le pape, pour lui dénoncer cette diablerie, à en interjeter appel au futur concile, et cependant demander que cet écrit de ténèbres fût frappé d'un juste anathème, et convenablement noté à l'index. "
Ce qui nuisit le plus au marquis d'Argens, auprès du roi, ce fut son mariage; c'est la troisième des causes de discrédit que j'ai annoncées. 352|353 Il épousa, dans le cours de la guerre de sept ans, mademoiselle Cochois, l'aînée, comédienne françoise à Berlin. Cette famille Cochois étoit attachée au théâtre de cette ville depuis long-temps: le père et la mère y étoient morts. Le fils, qui remplissoit supérieurement les rôles d'arlequin, avoit passer en Russie, où il avoit de grands succès, et étoit chèrement payé et fort aimé, mais où il se déplaisoit extrêmement, d'où il vouloit toujours partir, et où il est mort de mélancolie, dans un âge peu avancé, et sans héritiers. L'actrice, devenue marquise d'Argens, avoit encore une sœur plus jeune, fort jolie, et première danseuse à l'Opéra de Berlin.
La demoiselle Cochois l'aînée, femme plutôt laide que belle, mais douée d'un excellent esprit, avoit d'ailleurs beaucoup de connoissances et de talens. EIIe peignoit fort bien, et étoit sur-tout grande musicienne: elle savoit, outre le françois, l'allemand et l'italien, la langue latine, et même un peu la langue grecque, qu'elle avoit apprise par complaisance pour le marquis. Celui-ci avoit voulu la conduire jusqu'à l'hébreu; mais elle en avoit trouvé les lettres trop barbares, et n'avoit pu en digérér l'alphabet. Quant à 353|354 son caractère, il étoit doux, réfléchi, honnête, et très-soutenu. Elle avoit l'art de réunir, sous l'apparence de la plus grande simplicité, toutes les attentions propres à plaire à son mari, et à se concilier l'estime générale.
Dans un souper que le marquis donna aux académiciens, à l'époque où M. de la Çanorgue étoit venu le voir, il eut avec son épouse la dispute la plus gaie et la plus originale, par le ton d'importance et de vivacité qu'il feignoit d'y mettre. Il s'agissoit de la musique italienne que madame d'Argens préféroit à la musique françoise. " Mes amis, s'écrioit le mari, je vous annonce que si jamais il y a divorce entre madame et moi, ce sera pour la musique italienne! Eh bien, madame, il faut enfin terminer cette querelle, et prendre nos amis pour juges. Dites-moi donc quel est l'air italien où, selon vous, la musique rende le mieux le sens des paroles? " La marquise cita une ariette dont les paroles sont fort tendres : et à l'ins-tant son mari à soixante-dix ans ou bien près, se mit à chanter cet air, d'abord sur les paroles italiennes, et ensuite en le parodiant, sur ces mots françois qu'il prétendit y con- 354|355 venir encore mieux: Pierrot, tourne le rôt: tourne, tourne le rôt. Pierrot, Pierrot, etc. J'ai vu peu de scènes plus comiques. J'étois à côté de la marquise, et je lui demandai ce que c'étoit que l'architecture gothique, observant ensuite que tout ouvrage de l'art, qui étoit surchargé d'ornemens, devoit être réputé gothique, soit qu'il nous vînt du Midi ou du Nord. " Ah monsieur, me dit-elle, je ne vous croyois pas si méchant: mais vous me le paierez. "
Le mariage du marquis, contracté pendant la guerre de sept ans , avoit été fait à l'insu du roi. Après la paix, il fallut bien se résoudre à le déclarer; affaire vraiment délicate dans laquelle intervinrent tous ceux qui tenoient à la société philosophique de Sans-Souci. Après avoir bien discuté tous les moyens de dire le mot fatal, il fut décidé que la marquise iroit se promener dans les jardins de Sans-Souci, à l'heure où le monarque avoit coutume d'y prendre l'air; que sa toilette seroit assez soignée pour attirer l'attention, mais noble et très-décente; et que mylord Marschal se chargeroit du reste. Ce plan fut suivi: le mylord, qui accompagnoit Frédéric dans sa promenade, en 355|356 passant par une allée peu distante de celle où étoit la marquise, la salua comme on salue une dame que l'on connoît et que l'on respecte. Ce salut fit naître la question que l'on avoit prévue: Qui est cette dame? Mylord Marschal répondit simplement et avec une sorte de négligence, que c'étoit la marquise d'Argens. " Comment! " reprit le monarque surpris, et d'un ton sévère, " est-ce que le marquis est marié? - Oui, sire. - Et depuis quand? - Depuis quelques années. - Eh quoi, sans m'en avoir parlé? - C'étoit pendant la guerre; et alors on n'eût osé importuner votre majesté de semblables bagatelles. - Et qui donc a-t-il épousé? - Mademoiselle Cochois. - Mademoiselle Cochois! C'est une extravagance que je ne souffrirai pas. " II fallut du temps et beaucoup de zèle, pour calmer l'ame indignée du roi. Tandis que tous ceux qui entouroient ce monarque, y travaillèrent, le marquis ne fut point appelé, et ne se présenta point. Enfin Frédéric prit son parti, revit d'Argens comme auparavant, mais ne lui parla point de sa femme.
Le roi savoit bien néanmoins et depuis long-temps que le marquis la voyoit beaucoup, 356|357 et lui étoit fort attaché; mais aux yeux de la politique, il y a loin de ces sortes de liaisons à un mariage. Je citerai une plaisanterie dans laquelle on la voit jouer un rôle, et qui suffit pour prouver que leur attachement mutuel
étoit connu. Mademoiselle Cochois avoit fait une robe de chambre au marquis, d'une robe riche qui lui avoit servi sur le théâtre dans les rôles de reine. Lorsqu'elle l'apporta, le marquis enchanté voulut l'essayer à l'instant, et la trouva tellement à son gré, qu'il ne voulut plus la quitter du reste de la soirée.
Comme néanmoins il devoit monter chez le roi à sept heures, il fit annoncer qu'il étoit malade. Frédéric fut instruit de tous ces détails; et pour punir l'enfantillage et le mensonge de ce philosophe, il s'affubla en prêtre, fit mettre en noir ceux qui se tronvoient auprès de lui, et tous descendirent en procession chez le marquis logé au-dessous de l'appartement du roi. Celui qui marchoit le premier, avoit une sonnette qui fut entendue dans les appartemens lorsque l'on étoit encore sur l'escalier. La Pierre courut pour savoir ce que c'étoit, et son prompt rapport persuada que c'étoit au marquis qu'on en vouloit. Pour ne pas être trouvé debout et 357|358 n'ayant plus le temps de se déshabiller, celui-ci s'enfonça dans son lit avec les vêtemens qu'il avoit. A l'instant la procession entra lentement et gravement, et vint se ranger en cercle devant le prétendu malade. Le roi qui fermoit la marche, se place au milieu de ce cercle, et annonce au marquis que l'Eglise, toujours tendre mère et pleine de sollicitude pour ses enfans, lui envoie les secours les plus propres à le fortifier dans l'état critique où il se trouve: il lui fait une courte exhortation pour l'engager à se résigner; et ensuite, soulevant la couverture du lit, et répandant toute une bouteille d'huile sur la belle robe de chambre, promet à son frère mourant, que cet emblème de la grâce lui donnera immanquablement, pour peu qu'il ait le don de la foi, le courage nécessaire pour passer dignement de ce monde en l'autre; après quoi la procession se retira, du même pas et aussi sérieusement qu'elle étoit venue. II seroit difficile de dire combien le marquis regretta sa belle robe de chambre, et combien cette farce le mortifia; quoiqu'il sût bien quel étoit le goût du roi pour ces sortes de mystifications, et que lui-même eût eu sa part dans quelques-unes et notamment dans celle 358|359 que je vais raporter et qui mérite d`^etre connue.
Le pasteur d'un village situé au fond de-Ia Poméranie, irrité contre Frédéric, on ne sait pourquoi, fit dans un sermon sur le meurtre des Innocens, une sorte violente contre souverain, qu'il compara au tyran Hérodte. Bientôt on fut informé à Potzdam de cet excès de démence; et le club philosophique eut à délibérer s'il falloit punir le coupable, et ensuite à concerter quelle peine lui seroit infligée. En conséquence de l'arrêté qui fut pris à cet égard, le pasteur reçut un mandat en bonne forme, mais bien grave et bien sec, par lequel le vénérable consistoire supérieur lui enjoignoit de se présenter en sa séance de tel jour, à Potzdam. Cet homme, très-inquiet, ne vit d'autre oarti à prendre que celui de l'obéissance. Il fit, sur les chariots de poste, cette longue route dans les froids les plus rigoureux de l'hiver. Les ordres étoient donnés par-tout pour qu'il ne pût découvrir la fausseté du mandat. On sut à point nommé son départ et son arrivée. Il n'avoit encore eu le temps de faire aucune information, qu'un homme ayant le costumr d'un bedeau, vint le prendre et le conduir 359|360 au consistoire assemblé. Ce consistoire avoit le roi pour président: les confidens de sa majesté en étoient les membres ordinaires. Tous étoient vêtus en pasteurs ou en anciens; habits et manteaux noirs, grandes perruque, chapeaux à ailes arrondies, et maintien grave. M. le président commença par lui demander s'il étoit un tel, pasteur à tel endroit. Après en avoir eu une réponse affirmative, iI lui dit que le vénérable consistoire avoit appris qu'il étoit scandaleusement ignorant dans les choses mêmes dont il étoit chargé d'instruire ses ouailles; et que l'on avoit décidé, vu l'importance de l'accusation, qu'il seroit mandé pour être examiné et interrogé à cet égard; qu'ainsi et d'après les ordres du vénérable consistoire, il alloit lui faire quelques questions relatives à la doctrine de la sainte Eglise. Ensuite il lui demanda combien il y avoit eu d'Hérodes, rois en Judée? Ici, le pauvre pasteur qui n'avoit jamais ouï parler que d'un seul Hérode, ne put que répondre avec embarras et tremblement, qu'il pensoit qu'il n'y en avoit eu qu'un. "Vous vous trompez, mon frère, répliqua le président. On en distingue deux, qui sont très-connus: Hérode l'Ascalonite, surnommé le 360|361 grand; et Hérode Antipas, son fils. Mais lequel des deux ordonna le massacre des nouveaux nés? et quel âge falloit-il avoir pour n'être pas compris dans cette proscription " ? Après avoir vainement attendu une réponse à ces nouvelles questions, le président reprit la parole, et dit au pasteur: " Ce n'est qu'avec une vive douleur, mon frère, que nous voyons qu'on nous a fait un trop fidèle rapport sur votre compte. Comment avez vous pu, étant vous-même dans les plus épaisses ténèbres de l'ignorance, vous charger de l'important et redoutable emploi d'éclairer les enfans de l'Eglise? Ne concevez-vous pas que Dieu et les hommes vous reprocheront éternellement les égaremens du troupeau qui vous est confié, tant les égaremens d'où vous ne l'aurez pas ramené, que ceux où vous l'aurez fait tomber ? Et s'il est vrai que nos crimes ne sont en général que les résultats de notre ignorance, jugez vous-même du risque auquel vous vous exposez! Malheureux, vous vous damnez; et sans doute, vous en seriez le maître, s'il ne s'agissoit que de vous!mais doit-on encore vous permettre de damner ceux que vous avez 361|362 à conduire au port du salut ? Non, sans doute; et nous devrions vous déposer, ou au moins vous interdire pour un temps. Cependant nous n'oublierons pas que l'esprit de la religion est un esprit de douceur et de charité, et nous différerons encore pour cette fois, cet acte de rigueur dans l'espérance que vous vous corrigerez; que vous vous imposerez la loi de ne jamais parler de ce que vous n'aurez pas appris; que vous consacrerez tous vos momens à l'étude, et qu'en un mot vous nous promettrez ici sur votre conscience et votre salut, de ne rien négliger pour édifier autant par vos lumières et votre retenue, que vous avez scandalisé par votre insouciance et votre témérité. Allez donc, mon frère; retournez dans votre paroisse, vous humiliant, vous confondant devant le Seigneur, et n'oubliant pas que le vénérable consistoire aura toujours les yeux ouverts sur vous. "
Le pasteur ainsi congédié fut reconduit à son auberge par le bedeau supposé, qui lui conseilla de bonne amitié de repartir tout de suite. Il revint en effet à Berlin dès le même jour; mais ayant voulu voir quelques amis avant de continuer sa route, il apprit, 362|363 et n'en fût que plus effrayé, que-jamais le consistoire supérieur ne s'assembbit à Potzdam; et qu'enfin c'étoit le roi qui lui avoit donné cette leçon, pour le punir de la belle comparaison qu'il avoit osé faire aux dernières fêtes de Noël.
La dernière des causes de discrédit que j'ai annoncées, tient à un marché conclu entre le marquis et le roi dans les premiers temps de leur amitié. Ce fut à cette époque, que le marquis déclara qu'il se dévouoit au service de sa majesté jusqu'à l'âge de soixante-dix ans; mais qu'il demandoit d'avance la permission de se retirer lorsqu'il auroit atteint cet âge, d'autant plus qu'alors on ne pouvoit guères vivre à la cour sans y être inutile, ridicule et malheureux. Comme Frédéric voyoit un intervalle de trente ans, entre le terme où cette séparation pourroit avoir lieu, et la proposition qu'on lui en faisoit, il ne fit aucune difficulté de souscrire à ce marché. " Ainsi, lui dit le marquis, le jour où j'aurai atteint mes soixante-dix ans , je vous enverrai mon extrait baptistaire, que vous voudrez bien recevoir comme un extrait mortuaire; et vous direz: le marquis d'Argens est mort.- 363|364 J'y consens , répondit le roi: mais alors où irez-vous? Sire, reprit le marquis, j'irai végéter et mourir réellement au sein de ma famille. - En ce cas, vous deviendrez donc dévot et religieux? - Oui, sire, très-dévotement reconnoissant de toutes vos bontés pour moi, et très religieusement admirateur de tout ce que vous avez fait et aurez fait pour le bien de l'humanité, les sciences et la gloire. - Fort bien; mais il y a en ce monde une autre religion dont vous n'êtes pas un partisan bien zélé: finirez-vous par en reprendre le masque, et vous prêter à ses lois, après l'avoir frondée pendant toute votre vie? Irez-vous jusqu'aux petites cérémonies qu'elle recommande, lorsque vous serez près de mourir? - Oui, sire; je m'y résoudrai par amitié pour mon frère, et pour l'intérêt de ma famille. - C'est-à-dire que vous trahirez les intérets de la philosophie? vous lui deviendrez infidèle? - Nul homme sensé ne sera la dupe de cette apparente infidélité; et si le rôle que je jouerai, ne paroît pas d'abord bien noble, on l'excusera à cause du motif qui m'aura déterminé; et en tout, 364|365 cas ce n'est pas à moi qu'il faudra s'en prendre de ce que les hommes ne m'auront laissé que l'alternative de feindre ou de faire beaucoup de mal à des parents que je chéris et qui m'aiment. "
Ces sortes de questions très-souvent répétées et discutées n étoient pour le roi qu'un amusement, tant qu'on n'en apercevoit l'objet qu'à si grande distance. On pouvoit croire que le temps, de nouvelles circonstances, des intérêts nouveaux, d'autres liaisons, et enfin l'inconstance humaine feroit oublier ou abandonner ce projet. Peut-être ces conjectures se fussent-elles réalisées, si le marquis eût perdu son frère, et que le roi lui eût toujours conservé les mêmes sentimens, et montré les mêmes égards. Mais l'amitié des deux frères s'accroissoit avec l'âge: à chaque voyage que le marquis faisoit en France, le président d'Eguillés le recevoit toujours avec une tendresse nouvelle; et l'esclavage, la gêne, les sarcasmes, ou le persifflage qui l'attendoient au retour, lui rendoient d'année en année sa chaîne plus pesante, et l'affermissoient dans son premier plan. A la fin ce n'étoit qu'avec une vive impatience qu'il attendoit que l'heure sonnât ses soi- 365|366 xante-dix ans, et par conséquent son départ. Dans le voyage qu'il fit en 1763, son frère lui céda le terrain qu'il paroissoit désirer à Eguilles, pour y bâtir une maison y et y former un jardin. Le plan de l'une et de l'autre furent arrêtés entre les deux frères, et l'on commença de suite les travaux. En 1766, tout fut achevé, la maison sèche et meublée, le jardin planté et bien entretenu, le tout par les soins et sous la direction du premier président. Cependant l'heure avoit sonné, et le marquis n'osoit partir. Depuis long-temps on ne parloit plus du marché. Quelque adresse que le courtisan eût mise les dernières fois à en rappeler l'idée , le monarque en avoit témoigné de l'humeur. Le premier n'eût pu insister ou y revenir, sans s'exposer à de cruels reproches ou à des mortifications plus cruelles encore. II est aisé de concevoir le malaise que le marquis devoit éprouver dans une semblable position: il en avoit un chagrin qu'il n'étoit quelquefois pas le maître de dissimuler; et c'étoit pour lui un adoucissement nécessaire, que d'épancher son âme dans le sein de l'amitié. " Ah, mon ami, " me disoit-il lorsque nous étions seuls, " ne comptons jamais pouvoir 366|367 civiliser les rois! En vain on espère les adoucir par le secours des arts: en vain on parvient à les leur faire aimer, et même à les leur faire cultiver avec succès. Ce sont des lions que l'on se flatte mal-à-propos d'avoir apprivoisés: ils sont essentiellement farouches, fantasques et sanguinaires. Au moment qu'on s'y attend le moins, leur instinct se réveille, et vous tombez victime de leurs griffes ou de leurs dents, sans que vous ayez pu le prévoir. Croyez-vous, " me disoit-il dans une autre occasion, " croyez-vous qu'un grand roi puisse réellement conserver quelque sensibilité pour des individus? Que la nature lui ait donné tout le génie et tous les talens qu'il vous plaira; qu'il chérisse les muses et en protège les favoris ou les nourrissons; que même son âme soit douée de mille qualités aimables, qu'elle soit naturellement sensible et expansive; qu'est-ce que tout cela doit devenir dans un long et continuel exercice de la souveraineté? Et que y sont les particuliers aux yeux de celui qui journellement décide du sort des nations? Qu'est-ce que des arômes pour celui qui ne voit, ne connoît et ne manie que de 367|368 grandes masses? Ne nous y trompons pas; les souverains qui restent accessibles soit à la pitié, soit à d'autres sentimens semblables, n'ont jamais gouverné par eux-mêmes, ou ne sont que des âmes faibles et sans consistance. Et que sera-ce si ces souverains ont eu à soutenir de grandes et longues guerres, et les ont soutenues d'une manière glorieuse? Quand un homme de ce rang a vu trente fois sous ses yeux vingt mille de ses semblables étendus morts ou mutilés sur un champ de bataille, et qu'il s'est dit: Voilà le fruit de mon génie et de mon courage! voilà la base sur laquelle s'élève, pour les temps à venir, le trophée de ma gloire! comment voulez-vous qu'il puisse encore compter pour quelque chose et les individus, et leurs droits, ou leurs souffrances? Non! Il faut nécessairement qu'en pareils cas, la plus belle âme du monde devienne froide, sèche, dure et absolument insensible ! En ce cas, quelle folie que de lui parler d'amitié ou de toute autre vertu consôlatrice! Le nom en sera toujours insignifiant à ses oreilles; et sur ses lèvres, ce sera un blasphème et une profanation, ou bien ce 368|369 sera une dérision encore plus odieuse ".
Telles sont les idées affligeantes qui ont tourmenté le marquis d'Argens dans les derniers temps de son séjour à Berlin, et qu'il a remportées dans son pays comme le fruit de plus de trente ans d'expérience et le salaire de sa bonne-foi. L'amertume et l'exagération qu'on y remarque, nous montrent combien ce vieillard étoit aigri: comment alors ne pas devenir injuste?
Les soixante-dix ans étoient bien passés, comme je l'ai déjà dit, et l'on n'osoit présenter l'extrait-baptistaire. Jamais le marquis ne put prendre sur lui de parler de son âge, ni de congé; et après avoir inutilement lutté contre sa propre foiblesse, ou si l'on veut, contre sa prudence, il se décida enfin
à mourir victime de son attachement pour le roi, ou au moins à attendre la mort de ce monarque pour redevenir libre. C'est ainsi qu'il se borna à demander un congé de six mois, pour aller dans son pays, embrasser encore son frère, et terminer quelques affaires de famille. Ce ne fut pas sans regret qu'on lui accorda sa demande; le roi exigea même de lui, parole d'honneur qu'il reviendroit au terme fixé. 369|370 Je n'ai pas besoin de dire avec quel empressement d'Argens fit le trajet de Berlin à Aix, ni combien il lui en coûta de repartir de cette dernière ville, pour venir reprendre des chaînes que tant de causes accumulées avoient rendues si pesantes. Mais enfin il voulut tenir sa parole et se remit en route.
Tant d'efforts sur lui-même, à son âge sur-tout, ne pouvoient manquer d'influer sur sa santé: aussi ne marchoit-il que de souffrances en souffrances, et par conséquent avec plus de lenteur qu'il n'eût voulu, jusqu'à ce qu'en-fin il fut forcément arrêté à Bourg-en-Bresse par une maladie longue et très-grave. La marquise entièrement occupée à le soigner, ne songea point à écrire; et cependant le terme de son congé expira. Frédéric qui n'oublioit rien, le soupçonna d'avoir voulu le tromper. On vint chez la sœur de la marquise, et chez tous les académiciens qui avoient eu quelque liaison avec leur directeur, s'informer si l'on n'avoit point de ses nouvelles; et comme il se trouva que personne ne savoit rien, et qu'il y avoit plusieurs mois quil n'étoit venu aucune lettre de l'époux, ni de réponse, les soupçons du roi se changèrent tout-à-coup en 370|371 certitude. Alors l'indignation et la colerè furent extrêmes. Des ordres furent adressés le même jour à toutes les caisses chargées de payer les pensions du marquis; ordres qui enjoignoient d'effacer ce nom sur les états, et défendoient de lui rien payer à l'avenir. Sulzer, ayant vu cet ordre à la caisse de l'académie, crut qu'il étoit de son devoir d'en prévenir notre ancien directeur,
et remît en conséquence, mais en secret, une lettre à un voyageur, qui promit de s'informer du marquis sur toute la route, et de lui donner la lettre s'il le rencontroit, et s'il ne le rencontroit pas, de la lui adresser de France chez le président d'Eguilles. Le voyageur trouva à Bourg, le marquis convalescent et prêt à repartir pour Berlin. La lettre produisit l'effet que l'on devoit en attendre: l'ancien courtisan philosophe en fut plus irrité qu'affligé. Il en écrivit à son tour une dont on n'a point su, mais dont il est aisé de deviner le contenu, et s'en retourna dans sa chère retraite, d'où il n'est plus sorti depuis, que pour quelques petits voyages dans la Provence. C'est dans une de ces courses, qu'il est mort à Toulon des suites d'une indigestion, peu d'années après cette 371|372 époque. Dès que l'on eut appris sa mort à Potzdam, on ordonna d'élever à Eguilles un monument honorable en marbre à cet ancien ami, auquel on avoit si précipitamment ôté, sur de simples soupçons, des secours achetés et payés d avance par tant de franchise, de services et de mortifications.
Je finirai cet article par un trait qui prouve combien l'amitié fraternelle l'emporte sur l'amitié fastueuse des grands. Le marquis n'éprouvoit qu'une seule peine à Eguilles, celle de ne pas avoir de quoi établir mademoiselle Mina, qui, élevée chez lui depuis l'enfance, ne l'avoit point quitté. Le président devina plutôt qu'il ne découvrit ces sentimens secrets; et il engagea son frère à adopter cette aimable demoiselle.
" Mais, lui dit le marquis, si elle n'est point ma fille! - Qu'importe, répondit le président, si elle mérite de l'être par ses vertus, et si vous avez pour elle un attachement vraiment paternel? - Eh à quoi lui serviroit
mon nom? Ce ne seroit qu'un fardeau de plus, puisque je n'ai point de fortune. - Votre nom servira à lui assurer un mariage convenable. - Et où prendrai-je sa dot? - J'y ai pourvu: je lui donne seize 372|373 mille francs par l'acte où vous la déclarer votre fille, et je lui en donnerai autant encore le jour de ses noces. - Vous n'y pensez pas, et je n'y consentirai jamais: ce seroit dépouiller vos enfans pour une étrangère. - Ce que je dois avant tout à mes enfans, c'est l'exemple de quelques vertus, et sur-tout de la justice. Vous savez que je n'ai jamais ratifié l'acte d'exhérédation que la politique plus que la colère arracha à feu notre père. Le bien que j'ai est donc plus à vous qu'à moi; et je ne vous en rends pas assez. En un mot, c'est une chose que j'ai décidée, et vous m'avez toujours trop aimé pour me refuser. " Le résultat de cette lutte trop rare, fut que mademoiselle Mina fut reconnue marquise d'Argens, et épousa un jeune conseiller au parlement. La veuve du marquis a passé le reste de ses jours, tantôt à Eguilles, et tantôt auprès de son élève devenue sa fille.
Vollständiger Text (PDF-Faksilmile in Gallica): http://gallica.bnf
.fr/notice?N=FRBNF31455279
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