Jean Aubin Louis Millin: Récit sur le mausolée du marquis d'Argens à Aix-en-Provence,
in : Voyage dans les Départemens du Midi de la France, t. II, A Paris : de
l'Imprimerie Impériale, 1807, p. 249-255.
Derrière le siège du maire est un monument qui fixa sur-tout nos regards ; c'est le reste
du mausolée, que le roi de Prusse fit élever à son ami le marquis d'Argens. Ce monument,
qui est gravé pl. XXXVIII, n.° I, tel qu'il se voyoit alors,
étoit dans l'église des
Minimes. Devant une pyramide qui soutient, une urne entourée de cyprès , est un grand
piédestal qui porte un génie couronné; il place d'une main sur un autel le médaillon
du marquis, et tient dans l'autre main un immortel laurier : au pied de l'autel sont des
balances, le miroir de la vérité, des livres et des lauriers. Ce mausolée a été sculpté
par Bridan. L'idée du génie couronné qui place sur l'autel de la justice et de la vérité
le médaillon du philosophe, est heureuse : mais la figure du génie n'a rien de noble ni
d'élevé; l'exécution, ne mérite pas autant d'éloges que la pensée.
Le roi de Prusse avoit donné lui-même l'inscription dont il vouloit que le mausolée du
marquis fût décoré ; elle étoit simple et convenable, quoique l'expression n'en fut pas
très-remarquable :
VERITATIS AMICUS,
ERRORIS INIMICUS.
Mais les religieux en substituèrent deux autres, 249|250 où l'on ne sait ce qui choque
le plus, de la barbarie du style ou de l'incohérence des idées :
INSTANTE MORTE
ANNOS AETERNOS RECOGITANTI
VELUM NUGACITATIS
ABLATUM EST,
ET HIC
CUM COGNATIS FIDEI CULTORIBUS,
QUORUM SPES
IMMORTALITATE PLENA EST,
REQUIESCERE CUPIVIT
UT TESTAMENTO MANDAVERAT:
SED
TELO MARTIO OBIIT,
ET IN ECCLESIA MAJORI
SEPULTUS
DIE XIIMA MENSIS JAN. ANN.
DOMINI 1771.
_____________
A L'ÉTERNELLE MÉMOIRE
DE HAUT ET PUISSANT SEIGNEUR
JEAN-BAPTISTE BOYER, CHEVALIER,
MARQUIS D'ARGENS, CHAMBELLAN
DE FRÉDÉRIC LE GRAND, ROI DE PRUSSE,
QUI LUI A FAIT ÉLEVER CE MAUSOLÉE
COMME UN MONUMENT ÉTERNEL
DE LA BIENVEILLANCE ET DE L'ESTIME
DONT IL L'HONOROIT.
1775.
L'inscription latine* est un tissu de mensonges 250|251 et
d'absurdités. Il n'est pas vrai qu'au moment de la mort, la pensée de l'éternité ait
écarté des yeux du marquis le voile de la nugacité, qu'il ait désiré reposer avec ses parens attachés à la foi
et qu'il l'ait ordonné par son testament: il est certain que quand on sut que le mal de
l'auteur de la Philosophie du bon sens étoit sans remède, on chercha à obtenir de
lui une rétractation de ses opinions ; mais il mourut sans qu'on eût pu y réussir.
Cependant le clergé jugea nécessaire de répandre que le philosophe avoit été désabusé :
on fit entrer la veuve du marquis dans cette fraude pieuse, et elle écrivit au roi de
Prusse pour lui faire part de la prétendue conversion de son mari; mais elle sentit bientôt
la faute qu'elle faisoit de tromper ainsi un grand roi, son protecteur, l'ami de son mari
et l'appui de sa famille, et elle lui écrivit une autre lettre où elle dévoila toute cette
intrigue**. La rétractation de la marquise produisit 251|252 une clameur générale : on
vouloit qu'elle brûlât les manuscrits de son mari, et même ses tableaux ; et aucune église
ne consentit à recevoir le monument qu'un grand monarque consacroit a i'amitié.
Enfin les Minimes d'Aix se montrèrent plus faciles; ils admirent le mausolée dans la
chapelle où reposoient les cendres des ancêtres du marquis d'Argens : mais ils y placèrent
cette ridicule inscription. L'épitaphe françoise n'est ni d'un meilleur style, ni d'un
meilleur goût, ni d'un meilleur sens : ce n'est point au haut et puissant seigneur, ce
n'est point à son chambellan, que le roi de Prusse à fait élever ce mausolée; c'est à
l'homme de lettres, au philosophe, qu'il honoroit de son amitié.
Il semble que ce mausolée ait été destiné à être dénaturé de toute manière , et à devenir
le sujet de bizarres conceptions. Lors de la destruction des monastères, il fut abattu, et
la statue fut portée à la municipalité : le titre de philosophe ne put faire absoudre le
marquis ; on arracha l'inscription où il étoit question d'un roi et d'un chambellan ; le
médaillon fut enlevé, et l'on mit à la place une sphère où l'on voit Je département des
Bouches-du-Rhône, que le génie indique en posant le doigt sur les villes d'Aix et de
Marseille ; on remplaça les anciennes inscriptions par celle-ci : Monument élevé a la
République par l'arrêté de l'administration municipale du canton d'Aix, du 23 nivôse an
7 républ. 252|253 En décernant de pareils hommages, une ville ne court aucun risque de se ruiner.
Lorsque nous vîmes ce monument, il alloit subir une troisième transformation ; la trompette
de fer-blanc qu'on avoit mise dans la main du génie, devoit encore se changer en laurier,
et le globe terrestre faire place à un nouveau médaillon, non pas du marquis philosophe,
mais de l'Empereur NAPOLÉON. Nous ne pûmes nous-empêcher de témoigner notre indignation
d'une semblable inconvenance. Quoi ! le monument honorable élevé par un grand roi, chez
une nation étrangère, à l'homme vertueux et éclairé qu'il appeloit son ami, ce bel et
intéressant hommage rendu au savoir par la puissance, avoit été anéanti par de vils
démagogues , pour le consacrer à un fantôme de république qu'ils n'étoient ni faits pour
concevoir, ni dignes de conserver, et, par une nouvelle métamorphose, il alloit être offert au
grand homme que la France a choisi pour son monarque ! De quel prix pourroit être à ses
yeux un pareil hommage ? La municipalité, composée d'hommes honnêtes et éclairés, reconnut
la justesse de nos raisons ; et il fût décidé que le monument seroit rendu à son ancienne
destination.
Mais de nouveaux obstacles se sont élevés : le prélat vertueux et respectable qui gouverne
l'église d'Aix, n'a point encore reçu le monument. Il est pourtant présumable que les
difficultés qui se sont 253|254 élevées sur ce point seront aplanies. Je suis bien loin de
vouloir être regardé comme un apôtre de l'incrédulité ; et ce n'est pas, dans la vue de lui
procurer un avantage sur la religion, que j'insiste pour que ce monument soit placé dans la
principale église : mais rien ne peut autoriser à l'en exclure. Le marquis d'Argens étoit un
homme honnête et bienfaisant : ses opinions ont été contraires aux dogmes que l'Église
enseigne; mais si elle n'admettoit dans ses temples que ceux qui les suivent, combien de
monumens devroient en être exclus ! On a prétendu faussement que le marquis avoit fait une
rétractation authentique de ses sentimens ; mais qui peut savoir quelle a été sa dernière
pensée, à l'approche du terrible moment ? et si Dieu l'a reçu dans son sein, pourquoi sa
tombe seroit-elle repoussée des temples où on l'honore? Son corps a été inhumé à Toulon,
dans la principale église; comment refuser à celui qui a obtenu de reposer parmi les
chrétiens d'avoir un mausolée dans le lieu où il peut avoir part à leurs prières? Des
attributs païens ne décorent-ils pas quelques églises, comme des trophées de la foi sur le
paganisme ! Des corps saints ont été déposés dans des sarcophages païens ; des colonnes de
temples dès faux dieux soutiennent les basiliques : que nous avons élevées au Dieu que
nous adorons ; des temples antiques ont été convertis en églises ; et Sixte-Quint a placé
la statue de S. Pierre sur le sommet de la 254|255 colonne Trajane. Qu'il soit donc permis au
marquis d'Argens d'avoir un mausolée dans la cathédrale d'Aix, à côté de l'immortel
Peiresc et des illustres Provençaux que la ville s'honore d'avoir vus naître.
* Le voile de la nugacité a été enlevé à lui pensant à l'éternité, aux approches de
la mort. Il a désiré reposer avec ses proches, amis de la foi, dont l'espoir est plein
d'immortalité, ainsi qu'il l'avoit exprimé par son testament, ; mais il mourut à Toulon,
et fut enterré dans la grande église, le XIIe jour du mois de janvier de l'an 1771. [Note 1 de la p. 250]
** Elle est imprimée dans les Œuvres du roi de Prusse, Correspondance, tome XII,
lettre dernière ; elle commence ainsi : "Depuis deux mois que j'ai perdu mon mari, on ne
cesse de me recommander d'écrire qu'il est mort comme un saint, lorsque la vérité veut que
je dise simplement qu'il est mort comme un sage." [Note 1 de la p. 251]
Transkription unter Beibehaltung der Original-Orthographie / La transcription respecte l'orthographe originale
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