Jean-Baptiste de Boyer : « Maupertuis », in : Histoire de l’esprit humain, t. IV, Berlin : Haude et Spener, 1766, p. 332-353:
MAUPERTUIS.
Moreau de Maupertuis, naquit à S.Malo l'an ... Son père Jean Moreau étoit un simple Matelot qui s'éleva par son mérite jusqu'au grade de Capitaine de Vaisseau Corsaire. Il prit plusieurs Navires aux Anglois, & les belles actions qu'il fit lui obtinrent des Lettres de Noblesse, bien plus honorables, que telles que tant de riches financiers achètent des deniers de la veuve & de l'Orphelin. Les richesses que Jean Moreau avoit gagnées par les prises qu'il avoit faites sur les Anglois lui fournirent le moyen de donner une éducation & un état convenable à son fils. Il le fit instruire par des Maîtres habiles, & lui acheta après qu'il eut fini ses Etudes, une Compagnie de Cavalerie. Le métier de Militaire, la contrainte qu'il exigeoit, déplut à Mr. de Maupertuis. Il revendit sa Compagnie, & s'appliqua uniquement aux sciences & aux belles Lettres. Il s'appercut bientôt qu'il n'avoit reçu de la nature qu'un médiocre talent pour l'éloquence & pour la poésie. Et comme la vanité eut toujours beaucoup de part dans toutes les actions de sa vie, & qu'elle fut leur principale, & même leur unique source, il tourna ses vues du côté de la
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géométrie. Il savoit qu'un génie médiocre soutenu par une grande patience & par une forte assiduité, peut toujours faire des progrès dans cette partie de la philosophie. Mr. de Maupertuis fut à Bâle; & prit des leçons de l'illustre Bernoulli, dont le mérite étoit connu & admiré de toute l'Europe. Sous un maître aussi savant, Mr. de Maupertuis acquit des connoissances assez étendues pour être reçu à l'Académie Royale des Sciences. Cela lui fut d'autant plus facile que Mr. de Fontenelle le servit avec zéle dans cette occasion. Ce juge éclairé des philosophes eut souvent lieu dans la suite de se repentir d'avoir contribué à faire entrer Mr. de Maupertuis dans l'Académie des Sciences. Quelque tems après il s'y forma un parti en faveur de Newton contre les partisans de Descartes, à la tête desquels étoit Mr. de Fontenelle. Mr. de Maupertuis fut autant déterminé par la vanité que par l'amour du vrai à deffendre les nouvelles opinions. Il embrassa avec chaleur la défense du Newtonianisme, & sous le spécieux prétexte de soutenir la vérité, il persécuta les Fontenelle, les Mairan, les Réaumur, & tous les anciens Académiciens dont la gloire irritoit son orgueil.
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La mesure des degrés de la terre prise
par Mr. Cassini ne s'accordant pas avec celle
que Newton avoit donné, & la dispute s'echauffant à ce sujet comme sur bien d'autres entre les Cartesiens & les Newtoniens, le gouvernement envoya aux pôles des Academiciens pour examiner & décider cette question. Voici de quoi il s'agissoit.
Les philosophes anciens ont été divisés entre eux sur la figure de la terre, ainsi que l'ont été les modernes. Thales, les Stoïciens & ceux qui suivoient leurs opinions, disoient que la terre étoit un globe sphérique. Aristote avoit la même opinion. Anaximandre assuroit qu'elle étoit faite comme une Colonne; Leucippe, comme un tambour; Democrite, comme un disque dont le milieu étoit cave; Anaximenes, comme une table. Les philosophes modernes, parmi toutes ces différentes opinions, en adoptèrent deux. La première faisoit la terre un sphéroïde parfait; & la seconde, un Ellipsoïde allongé vers les pôles. Cette dernière opinion fût
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reçue de presque tous les philosophes, lorsque Mr. Cassini eut publié son livre de la grandeur & de la figure de la terre, dans lequel il rapportoit toutes les opérations qu'il avoit faites. Cependant, quelque tems après on découvrit que la terre, bien loin d’être allongée par les pôles, étoit applatie; & cette opinion a été si bien vérifiée, qu'il n'y a plus lieu d'en révoquer la vérité en doute, voici un abrégé succint de l'histoire de cette découverte qui a fait tant de bruit pendant plusieurs années dans la République des Lettres, & dont la République civile paroît avoir retiré si peu de profit, par le peu d'usage qu'elle a fait de ces découvertes, qui ont coûté plus deux cents mille Ecus à l'Etat.
L'Illustre Dominique Cassini avoit commencé en 1701 cette Méridienne qui traverse la France; il avoit tiré, du pié des Pyrénées, à l'observatoire, une ligne aussi droite qu'on le pouvoit à travers les obstacles presque insurmontables que faisoient naître à chaque instant, la hauteur des Mon-
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tagnes, les changemens de la réfraction dans l'air, les altérations & les défectuosités des instrumens, quelque soin qu'on prît pour les rendre parfaits. Mr. Cassini ayant donc mesuré six degrés dix-huit minutes de cette Méridienne, trouva les degrés vers Paris (c'est à dire vers le Nord) plus petits que ceux qui alloient aux Pyrénées vers le Midi. Cette mesure étoit entièrement contraire à celle de Norwood, & à la nouvelle Théorie de la terre applatie aux pôles. Les Mathematiciens eurent beau s'étonner; des mesures prises avec beaucoup de précision, paroissoient devoir être préférées à des raisonnemens qui, fondés sur des théories subtiles. laissent toujours des doutes (de l'aveu des Mathematiciens) si l'on n'y a fait entrer toutes les circonstances nécessaires. La terre passa donc pour être allongée, parce que, par les mesures de Mr. Cassini elle devoit avoir nécessairement la figure d'un spheroïde allongé ou d'un citron. Ces mesures furent prises & répétées par Mr. Cassini en différents tems & en differens lieux. La Méridienne fut continuée sur ce principe, de Paris à Dunckerque ; on trouva toujours les degrés du Méridien plus petits en allant vers le Nord. Enfin, pendant trente six ans, le gouvernement n'épargna ni les soins ni la depense
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pour la sureté de cette découverte. Et le
resultat des opérations faites en 1701, 1713,
1718, 1733, 1734, & 1736, fut toujours
que la terre étoit allongée par les pôles. Car
la question de la figure de la terre dépend
absolument de la mesure exacte & juste des
degrés du Méridien. Si ces degrés sont
égaux, la terre doit être sphérique; s'ils sont
plus petits vers le pôle que vers l'Equateur,
il faut absolument que la terre soit allongée:
si au contraire les degrés sont plus petits
vers l'Equateur que vers le pôle, il faut
qu'elle soit applatie. En voici la preuve.
Si la terre étoit une sphere parfaite, &
que ses Méridiens fussent des Cercles parfaits, il s'ensuivroit nécessairement que tous les degrés du Méridien seroient égaux ; car toutes les lignes verticales se rencontreroient dans un seul point qui seroit le centre du Méridien, & le centre de la terre. Or, par les mesures prises, les degrés ne sont point égaux; donc la terre ne sauroit être un sphéroïde.
La terre n'étant pas sphérique, & son Méridien étant une courbe, si l’on suppose à la circonférence de cette ovale toutes les lignes verticales tirées de la façon qu'elles soient toutes prolongées au dedans de l'ovale, & que chacune de ces lignes fasse avec
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la verticale voisine un angle d'un degré, ces lignes ou ces verticales ne se rencontreront plus toutes au même point; & les arcs du Méridien, interceptés entre deux de ces verticales voisines, ne seront plus d'égale longueur. Il arrivera que dans l'endroit où le Méridien sera le plus courbe, qui est à l'extrémité du grand axe de l'ovale, le point de concours où se rencontrent les deux verticales voisines, sera moins éloigné; ou, si l'on veut, moins enfoncé au dessous de la surface de la terre; & ces deux lignes intercepteront une partie du Méridien plus petite que dans l'endroit où le Méridien est moins courbe, qui est à l'extrémité du petit axe de l'ovale: parce que la courbure des lignes étant en raison réciproque du rayon du cercle osculateur, il faut que la courbure de ces mêmes lignes soit toujours plus grande, plus le rayon du cercle osculateur est petit.
Considérons actuellement le Méridien de la terre comme formé d'un certain nombre de petits arcs de cercle, chacun d'un degré, dont les
centres sont dans les points du concours des deux lignes verticales voisines & dont les rayons sont les parties de ces verticales comprises depuis les points, jusqu'à la surface de la terre: nous verrons qu'il est évident que là où les rayons de ces cer-
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cles sont plus petits, les dégrés de leur cercle qui sont les mêmes que les degrés du
Méridien, sont aussi plus petits: & là où les
rayons des cercles sont plus grands, leurs degrés & ceux du Méridien doivent être aussi plus grands. Il est donc incontestable, que c'est aux deux bouts de l'ovale où les centres des cercles, qui sont les points de concours des deux lignes verticales voisines, sont le moins abaissés au dessus de la surface de la
terre ; que c’est là où les rayons des cercles
sont plus courts, & où les degrés, toujours
proportionnés aux rayons, sont plus petits;
qu'au contraire au milieu de l'ovale, à égale distance de ces deux bouts, les rayons
des cercles sont plus longs, & par conséquent
les degrés plus grands.
Il s'ensuit de là que si les degrés du Méridien vont en diminuant de l'Equateur vers
les pôles, les pôles sont aux bouts de l'ovale, la courbure y étant moins forte: & la terre est applatie. Or, Mr, Gassini pretendoit que par les mesures, les degrés du Méridien devenoient plus petits en allant vers le Nord. Donc, par une suite de ces mêmes mesures, la terre devoit être allongée.
On auroit pu s'en tenir aux mesures de
Mr. Cassini. Mais dans une affaire de si
grande importance, on voulut lever tous les
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doutes, & connoître évidemment, lequel des deux grands hommes s'étoit trompé, ou Mr. Newton, ou Mr.Cassini? Le Ministere envoya en 1736, Mrs. de Maupertuis, Clairaut, Camus, le Monnier & Cuthier, au cercle polaire. Ces Mrs. trouvèrent, par les mesures prises avec la plus scrupuleuse exactitude, que le degré étoit dans ces climats beaucoup plus long qu'en France. Lorsque ces Messieurs furent retournés à Paris, on douta entre eux & Mr. Cassini. Mais ils firent bientôt cesser tous les doutes. Car ils examinèrent encore le degré que Mr. Picard avoit mesuré en 1670 au Nord de Paris; & ils démontrèrent que ce degré est de 123 toises plus long que Mr. Picard ne l’avoit déterminé. L'erreur de Mr. Picard, qui servoit de fondement aux mesures de la Méridienne, excusoit celle qu'avoient pu commettre d'excellens Astronomes, qui avoient été séduits par la faute des mesures de Mr. Picard: car ce Mathématicien, malgré les précautions qu'il avoit prises, ayant fait son degré de 123 toises trop court, il étoit vraisemblable qu'on eût ensuite troùvé les degrés vers le midi plus longs qu'ils ne devoient être. Enfin, après bien des écrits publiés par les différents partis, la dispute fut terminée par un aveu aussi honorable
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que sincère, & qui montroit la candeur & la probité de celui qui le faisoit. Mr. Cassini, petit fils de l'illustre Cassini, héritier du mérie de son Père & de son grand Père, après avoir achevé la mesure d'un parallèle à l'Equateur, convint que cette mesure, prise avec tout le soin possible, donnoit la terre applatie.
Mr. de Maupertuis revint triomphant de Torno. Il ramena avec lui deux Lapones, dont l'une après avoir resté plusieurs années chez Mad. la Duchesse d'Aiguillon, a eu il y a environ deux ans, un procès contre son Mari, qui l'accusoit d'adultère. C’est à ces deux Lapones que Mr. de Voltaire fait allusion, lorsqu'en parlant du retour des Academiciens qui étoient allés au pôle, il dit:
Ramenez vos Secteurs, & surtout deux Lapones.
Cependant Mr. de Voltaire célébra d'abord, ainsi que tous les autres Newtoniens, l'arrivé de Mr. de Maupertuis, qui se fit peindre en habit de Lapon, applatissant la terre. On grava une estampe où il étoit représenté de même. L'on y mit ces quatre vers de Mr. de Voltaire, qui ne s'accordent pas avec l’Akakia.
Ce globe mal connu, qu'il a su mesurer,
Devient un monument où sa gloire se fonde:
Son sort est de fixer la figure Monde,
De lui plaire & de l'éclairer.
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L'Union de Mr. de Voltaire & de Mr.
Maupertuis fut altérée par quelque démêlé qu'ils eurent ensemble au sujet de l'ouvrage de Mad. Du Chatelet, sur lequel il échapa quelque plaisanterie à de Mr. de Maupertuis.
Cependant la rupture entre ces philosophes
n'eut lieu que lorsqu'ils se trouvèrent tous
les deux à la Cour du Roi du Prusse. Une
chose l'avoit préparée; & c’est par elle que
je commencerai le récit de cette fameuse dispute qui a tant fait de bruit dans la Republique des Lettres.
Mr. de Voltaire ayant été reçu à l'Académie francoise, il envoya à Mr. de Maupertuis son discours de réception, & lui remarqua que Mr, le Comte de Maurepas Ministre d'Etat l'avoit obligé de supprimer un endroit où Mr, de Maupertuis étoit comparé à Platon voyageant à la Cour de Denys. La vanité du philosophe de S. Malo fut d’abord révoltée, & le premier objet de sa haine tomba sur le Ministre d'Etat. Ayant été informé dans la suite (à ce qu'il disoit à ses Amis) que le poète n'avoit pas songé à le louer, il ne put lui pardonner ce manque d'attention, & conçut contre lui la haine la plus forte. Mr. de Voltaire arriva peu de tems après à Potsdam, & entra au service du Roi de Prusse. Mr. de Maupertuis fut
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obligé de cacher son inimitié; mais il travailla sourdement à porter les coups les plus sensibles. Il s'unit pour exécuter son dessein avec quelques François qui étoient à Berlin. Il se présenta bientôt une occasion
pour exécuter ce dessein que les compatriotes de Mr. de Voltaire avoient formé contre lui. Mr. de Voltaire avoit remis de l'argent à un Juif pour acheter des billets de la banque de Leipzig (appellé la Steuer) Peu de tems après, jouant un personnage dans une tragédie avec des Dames de la Cour, il emprunta des Diamans, du Juif auquel il avoit remis son argent. Cet Israélite crut avoir trouvé le moyen de s'approprier la
somme que lui avoit remis Mr. de Voltaire:
il plaça plusieurs diamans faux parmi ceux
qu'il lui prêta. Et lorsque Mr. de Voltaire
vint à les lui rendre, il prétendit qu'il les
avoit changés. Ce Juif fut d'abord protégé
hautement par Mr. de Maupertuis & par
tous les François de sa cabale. Mr. de Voltaire fut à la veille de passer pour avoir volé des diamans. Ses ennemis mandèrent à Paris cent mensonges. Enfin la vérité prit le dessus, le Juif fut condamné malgré tous ceux qui le protégoient; & Mr. de Voltaire reparut à la Cour, où il avoit été obligé de cesser d'aller pendant la durée de ce procès.
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Malgré une justification aussi autentique, M. de Maupertuis & ses partisans ne cesserent de publier la même calomnie dans toute l'Europe: mais il furent dans la suite réduits au silence; car le même Juif fut mis dans un cul de basse-fosse pour avoir fait six fausses lettres de change & plusieurs autres friponneries dans le goût de celle qu'il avoit voulu faire à Mr. de Voltaire. Il a été ensuite renfermé pour sept ans à la Citadelle de Magdebourg, où il est encore aujourd'hui.
Le procès du Juif avoit fait une trop grande blessure dans le cœur de Mr. de Voltaire pour qu'elle pût se cicatriser par l'avantage qu'il remportoit sur ses ennemis. Il fit courir plusieurs pièces manuscrites contre M. de Maupertuis: quelques unes furent même imprimées. Enfin ce géomètre s'avisa de publier des Lettres pleines de rêveries qui ont donné sujet à l'Akakia, & qui feront par leur bizarre singularité une preuve éternelle des excès où l'envie de dire des choses nouvelles peut entraîner les hommes qui ont cultivé pendant toute leur vie un genre de science qui semble les obliger à raisonner toujours conséquemment. Les Lettres de Mr. de Maupertuis fournissent des armes à la simple logique contré la géo-
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métrie. Aquoi sert cette dernière dans tout ce qui n'est pas soumis au calcul, si lorsqu'il s'agit de raisonnement & de spéculation, les géomètres disent les plus grandes chimères, & veulent les donner pour de rares découvertes ?
Jusques ici Mr. de Voltaire avoit eu raison: mais son tempérament ardent & sont caractere vif & bouillant lui firent commettre plusieurs fautes qui lui attirèrent de très-grands chagrins. Un Officier qui faisoit imprimer un Ouvrage sur la fortification des places, surprit chez son imprimeur, plusieurs feuilles de l'Akakia: il avertit Mr. de Maupertuis, qu'il alloit bientôt paroître une Satyre sanglante contre lui. M. de Maupertuis eut recours au Roi, pour en empêcher la publication. Sa Majesté ordonna qu'on saisit tous les exemplaires, & qu'on les lui portât. Elle envoya ensuite chercher Mr. de Voltaire, & en lui montrant ces exemplaires, elle lui dit, Comment avez-vous pu, Monsieur, vous résoudre à Ecrire un Ouvrage aussi desobligeant, contre un homme avec lequel vous mangez tous les jours à ma Table, & avec qui votre état vous oblige de vivre avec bienseance. Je suis persuadé que vous comprenez actuellement combien votre vivacité est condamnable. Quant a moi, quoique vous
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m'ayez manqué dans cette occasion, j’oublie entièrement cette affaire, & je ne veux y prendre part que pour vous raccommoder avec Maupertuis. Donnez-moi donc votre parole que cet ouvrage ne sera pas imprimé ailleurs. Mr. de Voltaire sembla touché de ce que lui difoit le Roi, & lui promît que l'Akakia ne paroitroit jamais. Le Marquis d'Argens, qui fut le seul témoin de cette conversation, félicita Mr. de Voltaire en sortant de chez le Roi, de la manière sage dont il s'étoit conduit en parlant à SaMajefté: mais trois semaines après l'Akakia parut imprimé à Berlin. Le Roi sensiblement & justement piqué, ordonna qu'il seroit brûlé par la main du Bourreau dans tous les Carrefours de la Ville. Voila quelle a été la Cause de la disgrâce de Mr. de Voltaire. Il est certain qu'il avoit été poussé à bout par les mauvais procédés de Mr. de Maupertuis : mais il n'est pas moins certain, qu'il eût dû sacrifier son ressentiment à un Roi qui l’avoit accablé de bienfaits, & à qui il avoit donné sa parole de supprimer l’Akakia.
Je vais encor examiner avec la même impartialité deux affaires qui furent uniquement les suites des intrigues & de la vanité de Mr. de Maupertuis.
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Mr. de la Beaumelle en revenant de Copenhague , ayant passé à Berlin, se flata de pouvoir entrer au service du Roi. Il chercha auprès de Mr. de Voltaire une protection, pour obtenir ce qu'il souhaitoit: mais celui-ci qui avoit déjà essuyé tant de chagrin des François, ne crut pas devoir en multiplier le nombre à Berlin, & ne se conduisit pas avec beaucoup de Chaleur pour faire réussir les desseins de Mr. de la Beaumelle. Cependant les liaisons que ces deux personnes avoient eues ensemble alarmèrent Mr. De Maupertuis, qui commença à cabaler contre la Beaumelle: mais ayant appris qu'il étoit assez froidement avec Mr. de Voltaire, il conçut le dessein de le rendre son Ennemi. Le hasard favorisa son projet, peu de tems après. Dans un des soupers du Roi, où l'on étoit de très bonne humeur, Mr. de Voltaire dit tout doucement au Marquis d'Argens, qui étoit auprès de lui: Frère, modérez votre-Gaieté: un Auteur vient de nous comparer dans un ouvrage nouveau à des fous & à des nains. Cette idée fit rire le Marquis d'Argens. Le Roi s'étant appercu que Mr. de Voltaire avoit dit quelque chose tout bas, fut curieux de savoir de quoi il s'agissoit. Le Marquis, qui ne connoissoit ni l’auteur ni l'ouvrage, se contenta de
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répondre, que c'étoit une plaisanterie qui ne valoit pas la peine d'êre redite. Mais le Roi ayant insisté avec empressement, le Marquis lui répondit: Sire, Mr. de Voltaire m'a dit, qu'un Auteur avoit comparé les Gens de Lettres qui ont l'honneur d'être auprès de Votre Majesté, à des Fous & à des Nains. Le Roi ayant paru trouver cette plaisanterie assez mauvaise, demanda quel était cet auteur. Je ne connois, Sire, répondit le Marquis, l'Auteur ni le Livre, & je n'en sais que ce que vient de me dire Mr. de Voltaire. Le Roi ayant demandé alors à Mr. de Voltaire comment on appelloit cet Ecrivain, il se trouva malgré lui obligé, de nommer Mr. de la Beaumelle. Voila comme s'est passée cette affaire, que Maupertuis rendit le lendemain avec les Couleurs les plus Noires, à un homme déjà disposé à ne pas aimer Mr. de Voltaire. Dès ce moment Mr. la Beaumelle, entra dans toutes les vues de Maupertuis, & publia ces invectives qui ont été réfutées par d'autres invectives, & qui ne sont egalement dans la republique des Lettres d'aucune autre utilité, que de montrer jusqu'à quel excès la haine & la Vengeance peuvent porter les Gens de Lettres les plus estimables par leurs Talens.
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La dispute que Mr. de Maupertuis a eue
avec Mr. König a étonné avec raison toute l'Europe; l'on peut dire hardiment qu'il n'y a aucun exemple dans la république des Lettres, d'une conduite aussi orgueilleuse, & aussi injuste. Mr. de Maupertuis voyant que les Opérations faites pour mesurer les
degrés de la terre lui étoient communes avec les autres Académiciens qui l'avoient accompagné, qui tous n'avoient fait d'ailleurs que vérifier ce que Newton par la force de son Génie avoit calculé dans son Cabinet; s'apercevant encore, malgré son Amour propre, que sa Venus physique n'étoit regardée que comme une foible compilation, en style précieux & guindé, sur les différents sistèmes de la génération & voulant publier quelque chose de nouveau, il prit malheureusement pour une découverte une Opinion aussi Ancienne que la philosophie : il annonça avec beaucoup d'Emphase & avec tout l'apareil Scientifique du Calcul,
que le mouvement dans la matière étoit produit par la moindre quantité qu'il en falloit pour l’effectuer. Mais tous les philosophes Anciens avoient dit cela en d'autres termes; car ils avoient établi, qu'il n'y avoit rien d'inutile dans la nature; qu'elle n'employoit rien de superflus. Il s'ensuivoit
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donc nécessairement de ce principe, qu'il n'y avoit dans la loi Générale du mouvement que ce qui étoit nécessaire à cette loi. Les Modernes ont tous répété dans vingt endroits différents la même chose. Mr. de Fontenelle dit, que la nature agit avec la plus grande Economie; le Pere Malebranche, que Dieu employe toujours les voies & les moyens les plus simples. Quoique la decouverte de Mr. de Maupertuis fût renouvellée des Grecs, il n'en étoit pas moins jaloux: & moins glorieux. Mr. König, qui avoit été son camarade de Collège, & de tous tems son Ami, étant venu à Berlin, lui dit qu'il étoit dans le dessein de publier quelques Lettres de Mr. Leibnitz, où l'idée du minimum, (c'étoit la découverte de Mr. de Maupertuis) étoit traitée amplement. Mr. König s'étant apperçu, par la suite de la conversation, que ce qu'il avoit dit à Mr. de Maupertuis lui avoit déplu, il lui écrivit le lendemain en lui envoyant le manuscrit dont il étoit question; le priant de le brûler s'il le jugeoit à propos; & protestant qu'il n'avoit aucune idée de rien faire qui pût lui déplaire. La fierté de Mr. de Maupertuis lui fît mépriser la politesse de Mr. König, à qui il témoigna depuis ce tems beaucoup d'indifférence, & même d'éloignement. Celui-ci
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piqué d'un procédé aussi déplacé fit imprimer les Lettres de Mr. Leibnitz. Alors Mr. de Maupertuis devint furieux: il cita Mr. König devant le tribunal de l'Académie, & lui demanda d'y présenter la Lettre originale de Leibnitz. Mr König répondit, qu'il avoit toujours dit qu'il n'avoit qu'une Copie de cette Lettre, qui lui avoit été communiquée par un des principaux Citoyens d’Amsterdam, dont il produisit un Certificat. Mr. de Maupertuis s'opiniâtra toujours à demander l'Original, à un homme, qui avant la dispute avoit annoncé qu'il ne l’avoit pas. Toutes les raisons de Mr. König ne furent pas écoutées, il fut déclaré par l'Académie de Berlin, à laquelle Mr. de Maupertuis présidoit, que la Lettre n'avoit jamais été écrite par Mr. Leibnitz, & que la
Copie qu'on en produisoit étoit fausse, &
fabriquée selon toutes les apparences, pour
ternir la gloire de l'illustre Président. Ce jugement de l'Académie ne fut rendu que par une très-petite partie des Académiciens. Le Comte Algaroti, Mr. de Voltaire, Mr. Sulzer, le Marquis d'Argens, & plusieurs autres ne furent pas à l'assemblée le jour de la
condamnation de Mr. König, qui ne trouva
pour la tranquillité de Mr. de Maupertuis
que trop de deffenseurs dans la république
des Lettres.
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Tant de peines, de soins, d'embarras, altererent la Santé de Mr. de Maupertuis. Il fit un voyage en France pour la remettre: mais la Guerre qui étoit pour lors entre les François & les Prussiens, & les Ennemis que lui avoient fait les disputes littéraires l’obligerent à quitter Montpellier, & à se retirer à Bâle en Suisse, où il mourut entre les bras de deux moines Franciscains. Il avoit toujours été fort indévot, tandis que Mr. de Voltaire n'avoit pas été à Berlin: mais lorsqu'il y fut, Mr. de Maupertùis devint croyant, & même scrupuleux. L'on peut appliquer à la dévotion de Mr. de Maupertùis ces vers de la comédie de Don-Japhet.
Deux Soleils dans un lieu trop étroit
Rendent trop excessif le contraire du froid:
Au reste la dévotion de Mr. de Maupertuis ne l'empêcha pas de protéger toujours laMetrie, qu'il avoit fait venir à Berlin, parce qu'il espéroit pouvoir se servir tôt où tard de cet insensé pour publier quelque Satyre contre Mr. de Voltaire. Mr. de Maupertuis ordonna par son testament, la France & la Prusse étant en Guerre, qu'il seroit enterré en terre neutre: un Prince Souverain n'eût pu agir avec plus de ménagement. Il est bien fâcheux que Mr. de Maupertuis n'ait
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n'ait pas eu un pré au delà du Rhin, &
une Vigne en deçà: il auroit pu dire, pour
rendre son testament plus digne d'un Roi,
qu'il donnoit ses Domaines en delà du
Rhin à son Neveu, & ceux en deçà à sa
Nièce.