Compte rendu des Lettres chinoises, in : L'Année littéraire (éd. par Fréron), t. 2 (1756), p. 145-168:
LETTRE VII.
Lettres Chinoises.
Vous avez vû, Monsieur, dans les Lettres Juives * des voyageurs Hébreux s'instruire mutuellement des mœurs & des usages des habitant de L'Europe & de l'Afrique. Ici, des Chinois parcourent aussi des pays différens. Par le titre entier vous connoître que le dessein de l'auteur est à peu près le même dans l'un & dans l'autre ouvrage : Lettres Chinoises , ou Correspondance Philosophique , Historique & Critique autre un Chinois voyageur & ses correspondans à la Chine , en Moscovie , en Persè , au Japon : nouvelle édition , augmentée de nouvelles Lettres & de quantité de remarques : six volumes in- 12, petit for-
*Voyez l'Année Littéraire 1754, Tome V page 169 & 311.
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mat, donc on trouve quelques exemplaires chez Lambert , Libraire, rue & à côté de la Comédie Françoise. M. le Marquis d'Argens fait de ses Chinois des hommes instruits dans toutes les sciences Européennes ; mais, pour que cette hypothèse ne choque point la vraisemblance, il les suppose anciens amis des Missionnaires Jésuites, & en relation avec des marchands Anglois établis à Pékin, qui leur ont fait lire nos meilleurs livres d'Europe. Quoi-que l'auteur ait principalement en vûe les peuples Asiatiques, cependant, pour intéresser davantage notre nation, il fait voyager un de ses Chinois en France.
Ce qui excite le plus l'étonnement de Sioeu-Tcheou (c'est le nom de ce voyageur) ce sont les embarras de Paris où il est arrivé depuis quelques jours. « Le nombre des chars est si grand, que les voitures s'arrêtent les unes les autres dans les rues. Les gens qui sont obligés d'aller à pied se glissent au travers des roues de tous ces chars, prêts à les écraser. On les prendroit pour des oiseaux qui, dans un buisson épais, cherchent à se faire un passage au milieu des branches. La différence de
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ces chars a quelque chose de bizarre & de singulier. Auprès d'un qui est doré, doublé d'un velours magnifique, on en voit un autre tout délabré, dont les glaces sont remplacées par des planches. Les chevaux de cette misérable voiture y répondent parfaitement ; l'un est blanc & borgne, l'autre noir & boiteux. Cette multitude d'équipages si différens, confondus les uns avec les autres, & arrêtés quelquefois tous également dans une rue par le plus mauvais de tous, rappelle dans l'esprit d'un philosophe les grandeurs, les richesses, la pauvreté & la misère répandues dans ce monde-ci bizarrement & sans choix sur tous les hommes… Ce qu'on voit dans ces chars n'est pas moins singulier que la différence de leur beauté. Dans un carrosse brillant l'on apperçoit une Duchesse couverte d'or & de diamans, mais laide, vieille, & dont le visage ressemble à un morceau informe de pâte de céruse, sur lequel on a mis en plusieurs endroits une couche de vermillon. A côté de ce noble monstre est dans un fiacre une beauté roturière, vêtue d'une simple étoffe
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de laine, qui n'a d'ornemens que ceux qu'elle a reçus de la nature. Auprès d'elle est un garçon de boutique qui lui serre tendrement les mains & lui vole un baiser. Un jeune homme, à qui l'on donne ici le nom de Petit-Maître , peste, jure dans sa calèche, de ce qu'on ose arrêter un homme de sa naissance ; mais il a beau s'égosiller, un Prélat gras & vermeil, étendu dans le fond de son équipage, s'oppose à ses desseins. Lui-même gémit du peu de respect qu'on a pour son caractère ; mais c'est en vain ; il faut qu'il attende que le chartier, qui a causé cet embarras, l'ait fini. »
L'auteur oppose la politesse des François pour les étrangers à l'inclination qu'ont les Chinois à tromper tout homme qui n'est pas de leur nation. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est le flegme qu'ils conservent lorsque leur mauvaise foi est découverte. Un marchand de Canton avoit vendu à un négociant Anglois un grand nombre de balles de soye. Avant que de les faire transporter dans son vaisseau, Anglois voulut les examiner. Il ouvrit la première, & la trouva très – bien conditionnée ;
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mais ayant visité les autres, il s'apperçut que toutes les soyes étoient pourries. Il en fit des reproches amers au Chinois qui lui répondit sans se déconcerter : Je vous eusse beaucoup mieux servi , si votre coquin d'interprète ne m'eût assûré que vous ne visiteriez point vos balots . Une autre fois un paysan d'un village des environs de Pékin avoit vendu un jambon à un Hollandois. Celui-ci l'ayant fait cuire & voulant en manger, ne trouva sous le couteau qu'un morceau de bois couvert d'une terre grasse & rougeâtre, adroitement enveloppée d'une peau de cochon. Peu de jours après il retourna au marché, & ayant revû son même villageois qui lui offroit des chapons : Voyons auparavant , dit-il, si tes chapons sont de la même fabrique que tes jambons . Alors le Hollandois ayant examiné le chapon qu'on lui avoit présenté, découvrit qu'on en avoit ouvert l'estomach, tiré toute la chair, & mis de l'étoupe à la place : le paysan voyant sa friponnerie reconnue, lui dit avec un sang froid singulier : Je ne suis qu'une bête, & vous êtes beaucoup plus habile que moi . De pareils exemples sont très-fréquens à la Chine.
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Les Chinois ont une vanité ridicule qui les empêche de rien imiter des autres nations. Il fallut agir de force pour obliger des Architectes de Pékin à bâtir un temple sur un modèle qui étoit venu d'Europe. Nous n'avons pas la même répugnance en France pour ce qui nous vient de la Chine, & depuis quelque temps nous semblons n'avoir du goût, soit dans nos appartemens, soit à nos Spectacles, que pour tout ce qui porte l'empreinte des mœurs de ce pays.
Les Chinois ont prévenu les disgraces du front conjugal, non-seulement par le peu de liberté qu'ils accordent à leurs femmes, mais encore par l'établissement des lieux publics où l'on peut aller en toute sûreté. Notre voyageur entreprend de prouver que rien n'est plus utile dans une grande ville que ces fortes de maisons privilégiées, destinées aux plaisirs des citoyens. Les François eux-mêmes ont pensé sur ce sujet comme les Orientaux, & Sioeu-Tcheou envoye à son correspondant de Pékin une copie des réglemens que fit là-dessus à Avignon une Comtesse de Provence : en voici le précis. Jeanne ,
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c'est le nom de cette Princesse, veut que toutes les femmes débauchées soient renfermées dans un même quartier de la ville, & que, pour qu'on les reconnoisse, elles portent une aiguillette rouge sur l'épaule gauche. Une fille qui, après s'être une fois abandonnée, voudra se donner au public, sera conduite par la ville, au son du tambour, par un Sergent jusqu'au quartier assigné, & elle sera logée avec les antres filles de son espèse. Ce lieu public étoit placé auprès du Couvent des Augustins. Il éroit fermé par une porte qui s'ouvroit à tout le monde, mais qui se fermoit à clef, de peur que quelqu'un n'y entrâe sans la permission de la Supérieure. Celle-ci étoit élue tous les ans par les Consuls de la ville. Elle gardoit la clef de la porte, & avertissoit les jeunes gens de ne point faire de tumulte, de ne point intimider les filles, sous peine d'être sur le champ menés en prison. Tous les Samedis, la Supérieure, accompagnée d'un Chirurgien commis par les Consuls, visitoit les filles qui lui étoient confiées ; & celles qui avoient contracte quelque maladie par l'exercice de leur métier, étoient séparées des autres, de
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peur que ceux qui auroient commerce avec elles ne gagnassent le même mal. Quand quelqu'une de ces filles devenoit grosse, la Supérieure étoit chargée de la conservation de son fruit, & avertissoit les Consuls de pourvoir à la nourriture de l'enfant. Il étoit expressément défendu à la Supérieure d'ouvrir la porte à personne le Vendredi & le Samedi Saints & le jour de Pâques, sous peine d'être déposée & fouettée. Le même règlement portoit que ces filles n'auroient entr'elles aucune dispute ni aucune jalousie ; qu'elles ne se déroberoient rien, ne se battroient point, & vivroient ensemble comme des sœurs. Si cependant quelqu'une d'elles commettoit un larcin, & qu'elle refusât de restituer ce qu'elle auroit pris, elle étoit condamnée à être fouettée dans une chambre par un Sergent, &, en cas de récidive, dans tous les carrefours de la ville par le bourreau. La Supérieure avoit défense de laisser entrer aucun Juif, & si quelqu'un de cette nation s'y introduisoit furtivement, il étoit emprisonné & ensuite fustigé dans la place publique. C'est en 1347 que Jeanne , Reine de Naples & Comtesse
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de Provence, fit de si sages réglemens.
Les Spectacles de Paris donnent lieu à Sioeu-Tcheou de nous entretenir des Comédies qui se représentent à la Chine. Elles ne se jouent point dans des salles publiques comme dans les autres pays ; on les représente dans les maisons particulières, & vous jugez, Monsieur, qu'il n'y a que les gens fort riches qui soient en état d'avoir chez eux des Comédiens. Ils les font venir lorsqu'ils donnent quelque grand festin. Dès que les convives se sont mis à table, quatre ou cinq des principaux Acteurs, richement vêtus, entrent dans la salle où l'on mange, se prosternent à terre, & frappent quatre fois le plancher avec la tête. Après cette marque de respect ; ils se relèvent, & le chef s'adressant au plus notable des convives, lui présente une liste des Comédies que sa troupe est en état de jouer. Lorsqu'on a décidé celle qu'on représentera, les Musiciens en font l'ouverture par un Concert. Pendant ce temps-là on couvre le pavé de la salle d'un tapis, & les Acteurs sortent d'une chambre voisine qui tient lieu du derrière du théâtre.
Le cérémonial des Chinois, lorsqu'ils
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donnent à manger, est mis ici en parallèle avec la liberté Françoise. Un Chinois fait par écrit trois invitations différentes, une la veille, une autre le jour du repas, & la troisième au moment de se mettre à table. La salle du festin est ornée d'une grande quantité de vases de fleurs, & de tout ce qui peut flatter agréablement la vûe. Chaque convive a sa table particulière, & rarement en place-t-on deux à la même. Toutes ces différentes tables sont rangées sur deux lignes, qui se font face ; ainsi les conviés sont rangés sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres, & peuvent tous se voir & se parler très – aisément. Les bords des tables sont couverts de plusieurs bassins de porcelaine remplis de diverses sortes de viandes hachées auxquelles l'on ne touche point, parce qu'elles sont trop grossières ; elles ne sont – là que pour remplir les vuides. Dès que celui qui donne le repas a introduit dans la salle les conviés, il les salue les uns après les autres ; il prend ensuite une coupe d'argent ou de porcelaine qu'il remplit de vin ; il la lève vers les cieux & la répand à terre, pour reconnoître par cet hommage que c'est du Ciel qu'il
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tient tout ce qu'il possède. A moins qu'il n'y ait quelqu'un revêtu d'une grande dignité, la première place est toujours occupée ou par celui qui est le plus avancé en âge, ou par un étranger. On choisit même parmi les étrangers celui qui vient de plus loin. Lorsque tout le monde est à table, on commence le festin par boire du vin pur. Le maître – d'hôtel, un genou à terre, dit à haute voix : Messieurs , on vous invite à prendre la tasse . Tous les convives la prennent des deux mains, l'élèvent jusqu'au front, la baissent ensuite un peu plus bas que la table, la portent de-là lentement à la bouche, & boivent ce qu'il y a dedans à trois ou quatre reprises différentes. Pendant que tout le monde boit, on sert quelques plats de viande, & le maître – d'hôtel invite à manger comme il avoit invité à boire. Ces plats sont relevés jusqu'à vingt ou vingt-quatre fois, & chaque fois on est prié de boire. Au dessert on change les tasses ; on en prend de plus grandes ; & il y a toujours des domestiques attentifs à les remplir de vin chaud ; car on n'en boit point d'autre à la Chine.
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Sioeu-Tcheou se détermine à quitter Paris ; il traverse une partie de l'Allemagne ; il se rend ensuite en Pologne, de-là il entre dans la Tartarie, & arrive enfin dans son pays. Je ne le suivrai point dans sa route ; Choang , son correspondant qui voyage en Perse, va nous occuper. Les Persans poussent la jalousie plus loin que tous les autres peuples orientaux. Outre plusieurs enceintes de murailles qui environnent l'appartement de leurs femmes, ils font encore entrer la religion dans leurs intérêts. Ils supposent une loi de Mahomet, qui a dit étant à l'agonie : Gardez votre religion & vos femmes . Ce précepte les autorise à prétendre que celles qui osent seulement regarder un homme commettent un crime irrémissible. Ils enseignent que les hommes en Paradis auront les yeux sur la tête pour ne pas voir les femmes qui appartiennent aux autres bienheureux. En ce cas comment pourront-ils voir les leurs ? Malgré cette jalousie les Persans regardent comme une grande gloire que leur Roi veuille bien honorer leurs femmes de ses fayeurs. Il arriva au grand Abas une aventure assez particulière à ce sujet. Ce
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Prince ayant beaucoup bû chez un de de ses favoris, voulut entrer dans l'appartement des femmes. Celui qui en gardoit la porte lui en refusa l'entrée . Il n'entrera jamais ici , dit il , tant que j'aurai mon emploi , d'autre moustache que celle de mon maître . Comment , dit-il, est-ce que tu ne me connois pas ? Je sçai , répondit le Garde, que vous êtes le Roi des hommes, mais non pas celui des femmes . Cette saillie plut à Abas ; il se retira. Le favori ayant appris cette incartade, alla se jetter aux pieds de son maître. Seigneur , lui dit-il, je viens vous prier de ne point m'imputer la faute de mon malheureux domestique ; je l'ai chassé de chez moi . Abas répondit : Ce Garde n'a point mal fait , & , puisque vous l'avez chassé , je le prends à mon service . Il lui donna un petit Gouvernement.
En Perse on loue une femme à bail comme une maison. On la prend pour six mois, pour un an, pour un jour, pour une heure même, si l'on veut. Le louage de ces femmes n'est pas considérable ; on en a une fort jolie & fort jeune pour moins de cinq cens livres. L'engagement que l'on contracte avec
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elles doit être en présence du Juge. Lorsque les deux parties se quittent, la femme est obligée de ne se relouer que quarante jours après la séparation. Cet usage prend sa source dans la jalousie des Persans, qui souffrent toujours à regret qu'une femme qui a été dans leurs bras, passe tout de suite dans ceux d'un autre.
Le nombre des courtisanes à Ispahan monte à plus de quatorze mille ; elles sont écrites sur les registres publics, & payent un tribut fixe à l'Etat. Les plus dangereuses d'entre elles sont les danseuses & les chanteuses attachées aux troupes destinées à représenter des pièces d'Opéra. Elles sont sons les ordres d'une supérieure, qui est ordinairement une des plus âgées de la Troupe. Elle a soin de les conduire où on les demande, de leur faire répéter leur rôle & d'entretenir parmi elles la paix & l'union. Elle a le droit, lorsqu'on lui désobéit, d'ordonner des punitions ; elle peut même faire fouetter celles qui ont commis certaines fautes ; mais elle n'abuse point de son pouvoir ; si elle le faisoit, on la priveroit de sa charge. Toutes ces filles prennent un nom qui marquent
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le véritable tau auquel elles ont mis leurs faveurs. On ne dit point en Perse la Zaide , la Fatime , mais la dix Tomans , la cinq Tomans , c'est comme si on disoit en France, la Dix-Louis , la Vingt-Louis . Il leur est défendu de vendre leurs faveurs au-dessous de deux tomans . Lorsqu'elles ne valent plus cette somme, on les congédie de la Troupe avec quelque legère gratification. Elles peuvent alors se donner à moindre prix.
La manière de punir les meurtriers en Perse a quelque chose de bien singulier. Les Juges n'ordonnent point le genre de supplice qu'ils doivent subir ; ils sont livrés aux parens de ceux qu'ils ont tués, pour qu'ils en disposent à leur gré : ainsi les Juges décident seulement si un homme a commis le crime dont on l'accuse. Un Chrétien de race Portugaise & Indienne, sur un soupçon de jalousie, vint trouver sa femme un matin dans son lit & la tua de trois coups de poignard. Le père & la mère de cette femme firent mener le criminel sur le bord de la rivière, &, quand il fut couché à terre, le beau-père se mit sur sa tête, & la belle-mère avec un couteau lui coupa la gorge. Comme le sang
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sortoit à gros bouillons, elle le crut mort & se leva après avoir bû de son sang. A peine ils étoient à quelques pas de là, que le malheureux remua, & la foule s'écria : Il n'est pas mort . L'homme & la femme voulurent revenir pour l'achever ; les gens de la justice les en empêchèrent, disant : Vous en avez fait ce que vous avez voulu ; on n'y revient pas à deux fois . En effet, si les parties laissent le criminel pour mort & qu'il ne le soit pas, elles ne peuvent plus revenir à l'exécution. Le Juge a accompli la loi ; il a livré le meurtrier ; c'est la faute de ceux qui ne l'ont pas sçû tuer. La vengeance n'est tout au plus permise qu'une fois. Les Capucins emportèrent chez eux le meurtrier : il vêcut encore une quinzaine de jours, & mourut.
Tandis que le Chinois Choang s'instruit en Perse des mœurs & des usages du pays, Tiao , un de ses correspondans, parcourt dans le même dessein toutes les Provinces de l'Empire Moscovite. Les Barates , nation soumise à la domination du Czar, tuent leurs Prêtres lorsque la fantaisie leur en prend, sous prétexte qu'il est nécessaire qu'ils aillent dans l'autre monde prier Dieu
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pour le peuple. Les Wogulskes sont une nation de Sibérie, dont tout le culte religieux consiste dans un sacrifice solemnel qu'ils font tous les ans. Ils assomment un animal de chaque espèce, les écorchent, en suspendent la peau qu'ils adorent comme une Divinité, en mangent la chair, & finissent la fête en disant : Nous voilà quittes pour cette année de prieres & de cérémonies . Les Tunguses pendent leurs morts à des arbres, & les y laissent jusqu'à ce que l'air consumé les chairs, après quoi ils enterrent soigneusement les os.
On vit à si bon marché en Sibérie que cent livres de farine de seigle ne courent que seize sols, un cochon trente, & un bœuf trois livres. Les Popes , qui sont les Prêtres de Moscovie, sont distingués des séculiers par un petit bonnet nommé Shuffia que le Ponrife leur met sur la tête le jour de leur réception. Toute leur autorité & tout leur mérite résident dans ce bonnet. Lorqu'on veut battre un Pope , on lui ôte subtilement son Shuffia ; car si quelque coup de bâton tomboit dessus, ou si on le jettoit par terre, on seroit puni sévèrement.
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Il est assez ordinaire de voir battre les Ecclésiastiques à Moscou parcequ'ils vont souvent au cabaret, s'y enyvrent, & insultent les passans. Le même artisan qui rencontrera dans les rues un Pope qu'il aura presque assommé la veille lui demande humblement sa bénédiction, & l'autre la lui donne gravement en lui faisant un signe de croix sur le front & sur la poitrine ; ensuite il lui donne un baiser.
Après avoir parcouru la Moscovie, la Suède, Le Dannemarck, le voyageur Tiao se rend en Hollande, où il s'embarque pour la Chine. Pendant ce tems-là Kieou-che , autre voyageur Chinois, visite les divers royaumes du Japon ; de-là il passe à Siam, à Batavia, & s'en retourne dans son pays. Ce qu'il apperçoit de plus remarquable au Japon est la manière dont on y reçoit les étrangers, la bassesse des Hollandois en présence des Souverains du pays, les précautions que prennent les Japonnois contre les Chrétiens, la distinction qu'il y a entre les deux Empereurs, & l'ordre qui s'observe dans les maisons de débauche : toutes choses
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dont j'ai eu plus d'une fois occasion de vous entretenir*.
Le respect que les Siamois ont pour leur Roi, ne leur permet pas de s'informer de l'état de sa santé. On dit simplement, n'y a-t-il rien de nouveau à la Cour ? Cela signifie, le Roi se porte ?-il bien ? On n'ose pas même prononcer le nom du Prince tant qu'il vit ; un Particulier qui auroit cette audace seroit puni de mort ; il n'est permis qu'aux grands Mandarins de proférer ce nom sacré. La Reine de Siam est aussi despotique sur les femmes que le Roi l'est sur les hommes. « Il arrive souvent, dit l'auteur, qu'on fend la bouche jusqu'aux oreilles à quelques unes du premier rang, parce qu'elles auront trop parlé, & qu'on la coud à quelques autres, parce qu'elles n'auront point assez parlé. » On ne sçauroit témoigner plus de respect aux Dames Siamoises qu'en leur tournant le dos lorsqu'elles passent, pour ne point jetter la vûe sur elles. Le cinquième voyageur qui paroît
* Voyez les Lettres sur quelques Ecrits de ce Temps , Tome XIII page 14, & l'Année Littéraire 1754, Tome III, pages 131 & 283.
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sur la scène se nomme I-Tuly . Il a étudié la situation des plus grandes villes de l'Antiquité, telles que Babylone, Ninive, Ecbatane, Memphis, Thèbes en Egypte, Athènes, Carthage, Bysance, Syracuse, Alexandrie, Jerusalem, &c. Il a été sur les lieux, il en a mesuré l'étendue ; il les compare avec les principales villes qui existent aujourd'hui en Asie & en Europe. Babylone & Ninive étoient trois fois plus grandes que Paris ; Paris est une fois plus petit que Pekin.
Il y a, Monsieur, dans ces Lettres Chinoises , comme dans tous les ouvrages de M. le Marquis d' Argens , beaucoup d'esprit naturel, une agréable variété, une grande connoissance des caractères & des mœurs de tous les bisarres habitans de ce globe, un fond de littérature peu commun, une façon de narrer qui lui est propre & qui attache, une philosophie sans morgue & sans pédantisme, toujours accompagnée des Graces ou guidée par Minerve , toujours saisissant les ridicules avec gaîté, ou tonnant avec force contre certains vices.
Pour rendre le sixième volume de
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la grosseur des cinq autres, on y a joint un écrit d'environ de deux cens pages, intitulé : Songes philosophiques par l'Auteur des Lettres Juives . La nuit, durant son sommeil, Monsieur le Marquis d' Argens se croit dans un pays habité par de gros singes. Un de ces animaux se présente à lui, & s'offre de lui faire connoître les mœurs de sa nation. Il y avoit une loi qui interdisoit la connoissance des affaires d'Etat aux vieillards dont le génie est affoibli par l'âge, & une autre qui ordonnoit aux enfans de respecter leurs pères & à ceux-ci d'aimer leurs enfans, &c. Le singe veut s'instruire à son tour des usages des autres pays. Il engage l'auteur à l'accompagner dans ses voyages. Ils parcourent ensemble la nation des Oursimanes ou Moscovites, des Changi-journes ou François, des Libertins ou Anglois, des Papimanes ou Italiens, des Jaunimanes ou Espagnols. L'auteur fait en passant une legère critique de tous ces peuples, & se rendort pour faire d'autres songes. Il s'imagine être dans un vaste palais où tous les Dieux rassemblés s'amusent à créer des hommes. Momus fait de mauvais plaisans,
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Apollon des Poëtes , Mercure des voleurs & des gens d'affaires, Venus des coquettes & des courtisans, Mars des guerriers & des breteurs, Bellone des Amazones & des vivandières, Morphée des philosophes. Ces trois premiers songes suffisent, Monsieur, pour vous donner une idée de la forme sous laquelle M. le Marquis d' Argens nous présente sa critique. Elle tombe assez généralement sur les ouvrages de nos meilleurs Ecrivains. Les fautes qu'on y reprend sont pour la plûpart assez justement censurées.
L'Heureuse Feinte, &c.
Il y a environ un an que le célèbre M. Mondonville a enrichi théâtre Lyrique d'une Pastorale Languedocienne sous le titre de Daphnis & Alcimadure : on en a beaucoup applaudi la Musique qu'on a trouvée d'un genre neuf & très-agréable. Mais nos oreilles n'étant point faites à cet idiome étranger, d'aussi jolis airs ne pouvoient être bien chantés que par des Languedocien : c'étoit assurément dommage de voir reléguée dans la Province une Musique
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digne d'amuser la Capitale. Il manquoit donc à cette jolie production des paroles Françoises, & le Public les desiroit. C'est ce que l'on vient de nous procurer dans une petite pièce en un Acte, intitulée : L'Heureuse Feinte , ou Daphnis & Alcimadure , traduction parodiée de la Pastorale Languedocienne.
L'auteur n'a pas suivi tout-à-fait le plan de M. Mondonville ; il l'a beaucoup élaqué, en réduisant ses trois Actes à un seul. La Parodie en question est un choix agréable de ce qu'il y a de plus saillant dans l'original. Le Parodiste y a même beaucoup ajoûté de son propre fond, comme on le verra par le rôle de Janet , & par plusieurs madrigaux, dont deux entr'autres m'ont paru assez ingénieux ; les voici : c'est Daphnis qui parle.
L'astre fécond de la nature
Fait éclore bien moins de fleurs
Que l'œil charmant d' Alcimadure
N'allume de feux dans nos cœurs.
Dans la scène troisième.
ALCIMADURE.
Le tendre aveu d'une flamme sincère
Toujours d'un jeune cœur flatte la vanité :
Contre l'amant on feint d'être en colère,
Mais tout bas on pardonne à sa témérité.
Cette Parodie se vend avec les Ariettes notées à Paris chez Hochereau , Quai de Conti, & Duchesne , rue S. Jacques.
Je suis, &c.
A Paris, ce 18 Avril 1756.
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