Compte-rendu des Lettres juives (nouv. éd.) du Marquis d'Argens, dans L'Année Littéraire (de Fréron), 5 (1754), p. 169-187 et p. 311-327 [Réimpression Slatkine t. 1, p. 409-414 et 445-449] :
On vient, Monsieur, de donner à la Haye une édition nouvelle du Livre de M. d'Argens , si connu sous le titre de Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique, entre un Juif voyageur en différens Etats de 169|170 l'Europe, & ses Correspondans en divers endroits. Cette édition est en huit petits Volumes. Lambert , Libraire à Paris, rue & à côté de la Comédie Françoise, en a quelques exemplaires. Les augmentations qu'on y a faites relèvent le mérite de cet ouvrage, qui, comme vous sçavez, a le plus contribué à la réputation de son Auteur. M. d'Argens y reprend, avec beaucoup de liberté, les vices & les ridicules des Pays où il a voyagé; & il mêle à sa critique une infinité de petites anecdotes qui en rendent la lecture agréable. Il suppose d'abord, dans sa première Lettre, que trois Juifs appellés Aaron Monceca , Jsaac Onis, & Jacob Brito se rendent compte mutuellement de ce qu'ils remarquent de plus singulier chez les différentes Nations où leurs affaires les conduisent. Aaron Monceca étoit arrivé de Constantinople à Marseille, d'où il partit quelques jours après pour Paris. A deux journées de Lyon, en descendant dans une Hôtellerie, il vit beaucoup de monde assemblé devant la maison d'un Apoticaire. Il en demanda la raison, & il apprit que l'Apoticaire venoit de surprendre sa femme avec un de ses garçons de Boutique. Le Maître auroit tué le Valet, si celui-ci ne s'é- 170|171 toit sauvé. Le mari tourna sa rage contre sa femme; mais les voisins étant accourus, on la délivra de ce furieux. Que fera- t-on à cette femme adultère , demanda Monceca? «Et que voulez-vous qu'on lui fasse, lui répondit celui à qui il faisoit cette question? Elle va porter plainte contre son mari, qui, n'ayant aucun témoin de l'affront fait à son honneur, sera obligé de lui donner une pension chez ses parens, où elle va se retirer. Ce sont nos loix; & nos Jurisconsultes, exemples des maris débonnaires, les ont approuvées & soutenues par des milliers de Volumes.» Les femmes du monde, les Petits-Maîtres, les filles d'Opéra, les gens de Lettres, les Spectacles, les Promenades, les Ecclésiastiques & les Moines sont les principaux objets de l'attention de Monceca, à son arrivée à Paris. L'intérêt ne conduit pas toujours nos Phrinés & nos Laïs.L'histoire suivante en est une preuve. Un jeune Officier prit de l'amour pour la Petit-Pas, morte il y a quelques années. Elle étoit Danseuse à l'Opéra. Il étoit aimable, mais, selon l'usage, il avoit peu d'argent comptant. Il n'avoit jamais parlé à l'Actrice, & n'en 171|172 étoit point connu. L'envie d'être auprès sa maîtresse, & de s'en faire aimer, lui suggéra un expédient bien extraordinaire. Il entra chez elle en qualité de Laquais. Il la servoit avec une attention si crupuleuse, & elle s'applaudissoit d'avoir fait une aussi bonne acquisition. Quelques jours s'écoulèrent sans qu'il se trouvât plus avancé qu'auparavant. La facilité de voir sa maîtresse devînt pour lui la source de bien des chagrins. Quel supplice en effet pour un amant d'être témoin du bonheur de ses rivaux! L'amour eut pitié de ses peines. Un jour la Petit-Pas donnoit à souper à un Officier du même Régiment. Le Laquais fut obligé de servir; il fut reconnu. L'Actrice lui sçut bon gré de ce stratagême; elle le fit mettre à table, & après le souper elle le conduisit dans sa chambre, lui fit passer la nuit avec elle, & le trouva aussi habile Amant que zélé Domestique. L'Officier jouit d'un bonheur paisible, jusqu'au moment où il fut obligé de retourner à sa garnison.
L'avanture suivante n'offre point l'image d'une félicité aussi douce. Deux jeunes Mousquetaires soupoient avec leurs maîtresses dans une Maison équi- 172|173 voque de la rue Saint Martin. Le Commissaire du Quartier s'y étant transporté, se mit en devoir de saisir les filles. Mais un des Mousquetaires éteignît la chandelle, & mettant l'épée à la main, cria de toutes ses forces: Tue, tue. Son camarade fit la même chose. Le Commissaire & les Archers mourant de peur, se mirent ventre à terre pour éviter la rencontre des épées. Les Mousquetaires gagnèrent la porte, emmenèrent les deux filles, & en sortant ils enfermèrent le Commissaire. Lorsqu'il n'entendit plus de bruit & qu'il fut rassuré, il voulut sortir; mais il fallut qu'il enfonçât la porte; ce qui donna le temps aux Mousquetaires & aux filles de se mettre en sureté.
Parmi les Auteurs vivans, ceux qui attirent principalement l'attention de Monceca , sont M. l'Abbé Prévôt , Mrs de Crébillon, de Voltaire , de Marivaux & de Montesquieu , dont il fait un juste éloge. L'Abbé Desfontaines & Rousseau vivoient alors: le premier est traité avec beaucoup de ménagement. Mais on fait de Rousseau un portrait affreux, qu'on ne devoit pas s'attendre à trouver dans les nouvelles éditions de ces Lettres. M. 173|174 le Marquis d'Argens m'a dit lui-même qu'il ne pouvoit se pardonner d'avoir écrit contre le grand Rousseau; qu'il avoit été cruellement trompé par une personne, qui lui avoit mandé que notre Horace venoit de faire, contre lui Marquis d'Argens, une Epigramme sanglante, dont il rapportoit même les deux premiers vers. Le Marquis se de chaîna en conséquence contre Rousseau; & celui-ci, qui ne sçavoit à quoi attribuer un pareil traitement, s'en plaignit avec douceur dans une Lettre qu'il écrivit à notre Auteur. Ils entrèrent en explication; & il n'en fallut pas davantage pour desabuser entièrement M. le Marquis d'Argens.
Monceca ne parle que des trois principales promenades de Paris, les Thuilleries, le Luxembourg & le Palais Royal; il n'étoit pas encore question dans ce temps-là de la promenade des Boulevards. Il prétend que le Jardin des Thuilleries est affecté à la médisance, le Luxembourg aux nouvellistes, & le Palais Royal à la galanterie. Un amant s'étoit caché dans un endroit écarté de ce dernier Jardin, & y attendoit sa maîtresse, qui lui avoit promis de l'al- 174|175 ler joindre. Elle sortit en disant à son mari qu'elle alloit prendre l'air. Il y consentit d'autant plus volontiers, qu'il avoit lui-même un rendez vous dans le même Jardin. L'endroit qu'il avoit choisi n'étoit pas éloigné de celui où étoit sa femme. Quelques personnes qui se promenoient du même côté, s'étant approchées du lieu où se passoient les deux scènes, interrompirent les acteurs & les obligèrent de changer de place. Quelle fut la surprise des deux amans quand ils virent qu'ils se rendoient le changes & que la femme de l'un étoit la maîtresse de l'autre!
Vous ne devez pas vous attendre, Monsieur, à beaucoup de ménagement de la part d'un Juif, quand il parle de nos Ecclésiastiques & de nos Moines ; cette matière est délicate, & vous me permettrez de ne pas m'y arrêter. Les réflexions de Monceca sur les Ministres, les Courtisans, les Financiers, les Médecins, les Avocats & le Peuple vous paroîtront plus modérées. II voudroit que les Princes ne choisissent pour Ministres que des personnes d'un âge déjà avancé, & qui ne fussent point mariées. Les Cardinaux de Richelieu , Ximenes & 175|176 Mazarin & «n'eussent peut-être pas atteint au degré où ils sont parvenus, s'ils avoient eu auprès d'eux un espion domestique, de la curiosité duquel il leur eût été impossible de pouvoir toujours se défendre.» On en voit cependant dont la politique est au-dessus de la tendresse conjugale, & qui sçavent s'observer assez, pour que les femmes qui ont le plus d'empire sur leur esprit ne puissent s'appercevoir de leurs secrets.
On regarde communément le caractère des Courtisans comme impénétrable; Aaron Monceca soutient qu'il est aussi aisé de lire dans leur cœur que dans celui d'un Bourgeois. Il tache de prouver qu'il n'y a'entre l'un & l'autre aucune différence, & que les hommes sont partout les mêmes. Les reproches qu'il fait aux Financiers sont rebattus. L'article des Médecins n'est qu'une répétition de ce que vous avez lu dans Molière. En comparant nos Avocats avec les anciens Orateurs, on trouve que ces derniers sont bien supérieurs en mérite. Ce n'est pas qu'ils ayent eu plus d'es prit; la seule différence des sujets qu'ils traitoient occasionnoit leurs avantages. Aujourd'hui on plaide, pour la fortune 176|177 d'un particulier, ou pour demander réparation d'une injure qui lui a été faite. Autrefois il n'étoit question que de la cause des Rois, ou des intérêts des Peuples & des Etats. Il ne faut donc pas s'étonner si nous ne voyons plus de Cicéron ni de Démosthène. En France le Peuple est sujet du Roi sans être esclave du Noble. Il n'est ni aussi libre, ni aussi dépendant qu'en Allemagne. Il tient un juste milieu qui fait son bonheur & la tranquillité de l'Etat.
Dans le temps que l'Auteur écrivoit ces Lettres en Hollande, l'histoire du Roi Théodore faisoit beaucoup de bruit dans toute l'Europe. Elle occupe ici une place considérable; & voici le portrait de cet homme célèbre, lorsqu'il aborda dans l'Isle de Corse. «Il étoit habillé d'une façon bisarre, & qui tenoit des différentes modes de toutes les Nations. Il portoit une robe à la Turque, il avoit à son côté une épée à l'Espagnole, sur sa tête une perruque à l'Angloise & un grand chapeau à l'Allemande, & il tenoit à la main une canne à bec de Corbin, comme celle des Petits-Maîtres François. Peut-être vouloit-il marquer, par sa parure 177|178 toutes les dignités dont il étoit revêtu; car il prenoit les titres de Grand d'Espagne, de Lord d'Angleterre, de Pair de France & de Baron du Saint Empire.» Tandis que le Roi Théodore jouoit son rôle dans l'Isle de Corse, un Mendiant faisoit à Paris un personnage aussi singulier. Il demandoit l'aumône avec une effronterie qui tenoit de l'indolence; &, comme un autre Diogene, il injurioit tous ceux qui ne lui plaisoient pas. On souffrit pendant quelque temps ses incartades; mais ayant eu la hardiesse d'entrer chez un Fermier Général & de s'asseoir à sa table avec son habillement crasseux & déchiré, le maître de la maison voulut le faire chasser par ses gens. Le cynique moderne se répandit en invectives, & le résultat de ce différend fut l'emprisonnement du Philosophe.
Monceca , pendant son séjour à Paris, reçoit souvent des nouvelles de son ami Brito, qui voyage en Italie. Brito remarque d'abord que les Allemands sont plus aimés des Italiens que les François; la raison en est toute simple: l'Allemand se contente de boire le vin de son hôte, de s'emparer du meilleur 178|179 appartement de la maison, sans beaucoup de cérémonie. Le François au contraire fait mille courbettes, loge au grenier, s'il le faut, dépense le peu d'argent qu'il a en festins & en présens; mais il cajole les femmes, & c'est ce que les Italiens n'aiment pas.
Plein d'admiration pour l'ancienne Rome, Brito arrive dans cette Capitale du monde. Quelle est sa surprise en voyant les anciens Sénateurs métamorphosés en Abbés , & l'Ordre des Chevaliers en un essain de Moines! Il va au champ de Mars, il n'y trouve que des ronces & des Serpens. Il veut voir les Arcenaux & l'état des armes de la République; on le mène dans la Bibliothèque du Vatican, & on lui montre les Bulles d'excommunication. Il s'informe de l'état des Finances, des fonds qui les produisent, & de l'arrangement qu'on prend pour les subsides; on lui ouvre des coffres remplis de Bulles d'Evêchés & de nominations aux bénéfices. Il est curieux de sçavoir les récompenses qu'on donne aux Citoyens qui se distinguent & les statues qu'on leur élève; on lui fait voir des Chapelets, des Agnus, des Reliquaires; &c. 179|180 Une partie du Colisée est détruite par la mauvaise foi du neveu d'un Pape. Il demanda à son Oncle la permission d'enlever du Cirque, pendant vinge- quatre heures de temps, quelques pierres dont il avoit besoin. Il employa près de trois mille Ouvriers, qui détruisirent en cinq ou six heures presque tout cet édifice: &, si on ne les eut empêchés de continuer, il eût été entièrement démoli.
On voit à Rome une multitude innombrable de Pauvres de tous les pays, auxquels on distribue de la soupe à une certaine heure à la porte des Monastères. Un Castillan nouvellement arrivé, & qui ignoroit à quelle heure se faisoit cette distribution, s'adressa à un pauvre Ecclésiastique François pour le sçavoir. La vanité Espagnole ne pouvoit souffrir qu'il demandât simplement la maison où l'on donnoit la. soupe & cette façon de parler lui paroissoit trop ignoble. Après avoir cherché une manière de s'exprimer moins basse, il n'en trouva point de plus convenable que de demander au François s'il avoit pris son chocolat ? « Mon chocolat, répondit l'Ecclesiastique; & comment voulez-vous 180|181 que je le paye? Je vis d'aumônes, & j'attens qu'on distribue la soupe au Couvent des Franciscains. Vous n'y avez donc pas encore été, dit le Castillan? Non, reprit le François; mais voici l'heure où je vais m'y rendre. Je vous prie de m'y conduire, dit le glorieux Espagnol; vous y verrez Dom Antonio Perez de Valcabro, de Redia, de Montalva , de Vega, &c, y donner à l a Postérité une marque de son humilité. Et qui sont ces gens-là, demanda le François ? C'est moi, reprit le Castillan. Si cela est, répliqua le François, dites plutôt un exemple de bon appétit.»
Rien n'est si amusant que de faire un tour de promenade sur les neuf heures du soir à Rome dans la rue de la Serène. On y voit deux cens femmes assises sur les portes des maisons, qui attendent tranquillement de bonnes fortunes. Lorsqu'il plait à quelqu'un d'acheter un repentir, il choisit, parmi toutes ces beautés, celle à qui il veut donner le mouchoir, & aussi-tôt il est conduit dans son appartement. Les chambres de ces Prêtresses de Venus sont toutes faites à peu près de même. Elles sont à 181|182 rez de chaussée, & de plain pied à rue. Un lit garni de rideaux blancs, une table , trois chaises de bois, une image de quelque Sainte, devant laquelle brûle une lampe, qui sert aussi à éclairer la chambre, en composent tout l'ameu blement. Avant que de pousser les choses jusqu'à un certain point, on tire un rideau devant l'Image de la Sainte. Lorsque tout est fini, on découvre le tableau. II est ainsi couvert & découvert vingt fois le jour, si la Maîtresse de la Maison a un peu de vogue.
Après un séjour de quelques mois, Brito partit de Rome pour se rendre a Gènes, & de-là à Turin. Les Génois sont le modèle des maris pacifiques. «Toutes les femmes ont leurs Sigisbées; c'est ainsi qu'on appelle l'ami de cœur du mari, qui se donne dans le Public pour le soupirant de la femme. Cette coutume est regardée comme une plaisanterie; & les époux comptent sur la fidélité des Sigisbées , plus que sur celle de leurs femmes. L'amitié qui les unit leur paroit un frein infaillible pour arrêter les feux dont ils pourraient bruler.» On dit que les Sénateurs Génois sont d'une hauteur 182|183 insupportable. On raconte qu'un d'entr'eux la poussoit jusqu'au ridicule. Il ne vouloit avoir que de grands Chevaux, de grands Domestiques, de grands appartemens. Sa table étoit servie avec de grands plats, de grandes assiètes. Il choisit une femme extrêmement grande; & lorsque quelqu'un lui parloit, il s'élevoit peu à peu sur la pointe de ses pieds pour paroître plus grand.
La façon de vivre des Piémontoïs est si uniforme, qu'elle ne fournit rien de bien remarquable. Le Juif Brito en dit beaucoup de mal, & les accuse en particulier d'une ignorance crasse & d'une extrême avarice. Aussi les quitte-t-il bientôt pour aller a Venise. Voici ce qu'il raconte des Nobles de cette République. On leur donne le titre d 'Excellence; & lorsqu'on veut les saluer on leur baise la manche. Le coude de cette manche forme une espèce de sac assez grand, & leur sert ordinairement de bissac lorsqu'ils vont au marché ou a là boucherie. Il arrive très-souvent que dans cette manche est renfermé un gigot de Mouton, ou une douzaine, d'artichaux. Les Nobles n'en sont ni moins fiers, ni moins infatués de leur dignité. 183|184
Un François se promenant dans la place de Saint Marc en heurta un par mégarde. Le Noble le prit gravement par le bras, & le pria de lui apprendre quelle bête il croyoit la plus lourde & la plus pesante. Le François, étonné d'une pareille question, resta quelque temps sans répondre. Mais le Vénitien, sans rien perdre de sa gravité, lui ayant redemandé la même chose, le François répondit bonnement qu'il croyoit que la bête la plus lourde étoit un Eléphant. Hé bien, dit fièrement le Vénitien, apprenez Monsieur l'Eléphant, qu'on ne heurte point un noble Vénitien.
II n'y a pas de pays au monde où l'on soit plus libre qu'à Venise, pourvu qu'on ne se mêle point des affaires du Gouvernement, sur lequel il faut observer un silence respectueux. On risque à le louer presque autant qu'à le blâmer; il ne faut en parler ni en bien ni en mal. Un Sculpteur Génois s'entretenant avec deux François, ceux-ci se répandirent en invectives contre le Sénat & la République, & le titre de Pantalon fut donné plusieurs fois aux Sénateurs. Le Génois défendit les Vénitiens le plus qu'il lui fut possible; les François eurent 184|185 l'avantage. Le lendemain le Conseil d 'Etat envoya chercher le Génois, qui arriva tout tremblant. On lui demanda s'il reconnoîtroit les deux personnes avec qui il avoit eu une conversation sur le Gouvernement de la République? A ce discours sa peur redoubla; il répondit qu'il croyoit n'avoir rien dit qui ne fut en faveur du Sénat. On lui ordonna de passer dans une chambre voisine, où il vit les deux François morts & pendus au plancher. Il crut sa perte assurée; mais on le ramena devant les Sénateurs & celui qui présidoit lui dit gravement: Taisez-vous une autre fois, mon ami; notre République n'a pas besoin d'un défenseur de votre espèce.
Les Vénitiens croyent que le chemin des sciences doit être ouvert à tous les hommes, de quelque Religion qu'ils soient; & sur ce principe, ils permettent à l'Université de Padoue d'accorder le bonnet Doctoral, sans exiger la profession de foi ordonnée par les Papes. Ainsi le corps de leurs Docteurs est composé de Catholiques, de Schismatiques, d'Hérétiques, de Juifs, de Mahométans même, s'il plaît à ces derniers de prendre le bonnet. 185|186
On peut encore à Venise écrire & faire imprimer tout ce qu'on juge à propos, pourvu que la République ne soit point intéressée dans les ouvrages. Les principaux Livres de toutes les Religions ont été imprimés dans cette Ville. Les Juifs y ont fait une édition du Talmud, les Turcs de l' Alcoran, & Fra-Paolo de l'Histoire du Concile de Trente. La plupart des Eglises y portent des noms de l'ancien Testament, comme l'Eglise de Saint Job , de Saint Moise , de Saint Samuel, de Saint Daniel , de Saint Zacharie, de Saint Jérémie , &c. Les religieux qui desservent cette dernière Eglise assurent qu'ils conservent une dent de ce Prophète.
Les deux Villes considérables que Brito a encore à voir en Italie, sont Naples & Milan. Ce Juif ne traite pas mieux les Napolitains que les Piémontois; & sa Lettre ne contient rien de particulier sur les mœurs & les coutumes de ce Peuple. Le Carneval de Milan est presque aussi gai que celui de Venise. Depuis Noël jusqu'au Carême on va en foule dans les Couvens voir représenter des Comédies à la grille. Les Religieuses s'habillent en Arlequins, en Scaramou- 186|187 ches, en Mezetins & en Pantalons; elles representent souvent mieux leur rôle que de véritables Comédiens. Les Moines jouent aussi des farces publiquement dans leurs Couvens, & ils portent quelquefois la complaisance jusqu'à aller représenter leurs pièces dans les maisons particulières. Les Milanois ont une façon singulière d'applaudir aux Acteurs
& aux Actrices dans les Spectacles publics. Ils composent des Sonnets ou les font faire par quelques Poètes à gages; & lorsqu'ils sont satisfaits du jeu d'un Acteur, ils jettent de tous côtés sur le
Théâtre ces Sonnets imprimes, qui contiennent les louanges de l'Acteur qui reussit. Vous sçavez, Monsieur, que les Anglois ont une autre manière d'applaudir, qui plaît beaucoup plus aux Comédiens: ils jettent, au lieu de vers, des bourses pleines de guinées. On conserve à Milan les deux plus anciennes Reliques du Monde. L'une est la Verge de Moïse & l'autre son Serpent d'airain. La première se voit à la Cathédrale; la seconde est élevée sur une colomne dans la Sacristie de l'Eglise de Saint Ambroise.
Suite des Lettres Juives.
Je vous ai fait part, Monsieur, de ce que les Juifs Brito & Monceca ont vu de plus remarquable en France & en Italie; voici ce que la Hollande, l'Angleterre, l'Espagne & le Portugal leur ont offert de plus curieux. Monceca quitta Paris pour se rendre à Amsterdam, & prit sa route par la Flandres. A Lille il s'appliqua à connoître de quelle manière les Officiers vivent dans leurs garnisons. Il eut à ce sujet, avec un de ces Messieurs, une conversation sur les femmes. Il y a quelque temps, dit le Mili- 311|312 taire, qu'étant auprès d'une femme, peine faisois-je réflexion que je lui parlois, tant j'avois alors de distractions. Elle tira un de ses gands; sa main nue frappa par hazard ma vue. Ah ! la belle main, m'écriai-je, sans penser à ce que je disois. Vous vous moquez, répondit en souriant cette femme, qui fut très-flattée de ma louange, quoiqu'elle eût réellement la main fort vilaine; je n'en connois point , continua-t-elle, d'aussi laide. Vous vous trompez , Madame, repris-je, toujours également distrait ; j'en sçais de bien plus mal faites. Je vous défie, reprit-elle, de me les montrer. Dans ce moment, la distraction durant toujours, je pris l'autre main de cette femme, & lui dis: en voilà une, Madame, qui pour le moins est aussi laide que l'autre. En passant par les différentes Villes de la Flandres, l'attention principale de Monceca étoit de s'instruire des traditions du pays. On lui raconta une anecdote plaisante sur la Citadelle d'Anvers. Elle vous prouvera, Monsieur, la naïveté des Flamands, & leur façon singulière de s'exprimer. Lorsque ce Fort fut remis, par les Espagnols, entre les mains du Duc d'Arscot , ce Duc prononça son 312|313 serment en ces termes : Je Jure par le nom de Dieu & de Sainte Marie que je garderai fidellement cette Citadelle. A quoi il fut répondu en cérémonie: Si vous faites ainsi, Dieu vous soit en aide; sinon, que le Diable vous emporte en corps & en ame. Le reste de l'assemblée répondit, avec beaucoup de dévotion, Amen.
Le Juif Monceca donne autant de louanges aux Hollandois que de ridicules aux Flamands. Ses éloges sont si outrés, qu'on est tenté de croire que l'Auteur en eût supprimé une partie, s'il eut écrit ailleurs qu'en Hollande. Il y a cependant deux sortes de gens dont il dit beaucoup de mal, la populace & les Auteurs. La première est brutale & insolente. « Si l'on ramassoit tous les mauvais Ecrivains dont les Provines-Unies fourmillent, on pourroit faire une Colonie, où de long-temps le bon sens & le jugement ne se trouveroient. »
A mesure que le Juif s'éloigne d'Amsterdam, sa plume devient plus hardie, & sa critique plus piquante. Il est à peine arrivé à Londres qu'il se dédommage sur les Anglois. «Quand on considère, dit-il, le penchant qu'ont ces 313|314 Peuples à la chicane, & la sagesse qui règne dans leurs discours & dans leurs Livres, on est tenté de croire qu'ils parlent comme des Philosophes, qu'ils pensent comme des Procureurs, & qu'ils agissent comme des Normans. Ce qu'il y a de certain, ajoute-t-il, c'est qu'on trouve autant de faux témoins en Angleterre qu'en Normandie.»
Des qu'un homme est mort dans la Grande Bretagne, on a soin de lui ôter tous les vêtemens qu'il porte, faits avec du fil, & de le couvrir d'une espèce de tunique de laine blanche, avec laquelle il est enterré. Il est défendu d'employer autre chose que de la laine pour coudre ces suaires; & ce seroit un crime de se servir d'une aiguillée de fil de lin ou de chanvre. Vous demandez la raison d'un usage aussi extraordinaire. C'est pour éloigner des morts toutes sortes de toiles, & procurer le débit des laines, qui sont en très-grande abondance dans le pays. On veut que les morts eux-mêmes contribuent à l'agrandissement du Commerce; & il n'est pas, jusqu'aux cordes dont on se sert pour les Criminels, qui ne soient de laine. 314|315 Croiriez-vous, Monsieur, que l'exécution de ces malheureux devient souvent en Angleterre un spectacle divertitssant? Monceca vit un jour une vingtaine de Voleurs qu'on menoit à la potence. Il y en avoit plusieurs parmi eux qui étoient excessivement parés. Quand ils furent tous arrivés au pied du gibet, un d'entr'eux, qui étoit assis sur la charette, se leva; il toussa, cracha, se moucha, mit des gands blancs qu'il tira de sa poche; après quoi il apprit aux auditeurs que le Ciel permettoit qu'il fût pendu. Il fit à ce sujet un discours fort pathétique; & pendant ce temps-là un de ses camarades faisoit mille grimaces grotesques, disoit de temps en temps quelques mauvaises plaisanteries, & tachoit de faire rire les spectateurs. Tandis qu'ils s'occupoient ainsi à divertir le Public, le Boureau attacha à une des poutres du gibet les cordes, dont l'autre bout tenoit au coû de ces misérables, donna du fouet à ces Chevaux qui entraînèrent brusquement le Théâtre; les planches venant à manquer sous les pieds des Acteurs, ils relièrent tous suspendus en l'air. Monceca demanda pourquoi ces deux Voleurs avoient affecté une intré- 315|316 pidité qui n'avoit point paru dans les autres Criminels? C'est, lui répondit-on, qu'ils ont voulu réparer la honte de leur supplice. Il n'a plus rien de déshonorant pour eux quand ils le souffrent sans en paroître émus. Tel est le préjuge des Anglois; ils rendent toute leur estime à un homme qui sçait mépriser la mort, quelle que soit d'ailleurs l'infamie de son crime. C'est sans doute cette façon de penser sur le mépris de la mort, qui rend le Suicide si commun en Angleterre.
Il y a quelques années qu'un François étant à Londres se mit dans la tête d'imiter en ce point les Anglois. Je veux, dit -il, leur montrer que notre Nation vaut bien la leur; oui, oui, je me charge de prouver cette égalité. Il prit un rasoir, & ayant choisi le temps où il se trouvoit seul chez lui, il voulut se couper la gorge; mais il n'eut point assez de courage pour enfoncer entièrement le rasoir, & ne se fit qu'une grande blessure. Dés qu'il vit couler son sang il appella du monde. Quelques Anglois accourus, voyant de quoi il s'agissoit, commencèrent à insulter ce malheureux, au lieu de songer à le secourir. Ces chiens 316|317 de François,disoient-ils, veulent faire comme nous, & ils n'ont pas le courage de se couper le coû. N'aimez-vous pas mieux, Monsieur, la singulière fermeté d'un Espagnol, qui ayant perdu tout son bien par une banqueroute, fit rougir le Destin de son injustice. Sans sortir de sa tranquillité ordinaire, il présenta une corde à la Fortune: Tiens , lui dit-il, pends-toi de déspoir de n'avoir pu venir à bout de m'obliger à me pendre.
Tandis que le Juif Aaron Monceca parcouroit les différens pays du Nord, je vous ai dit, Monsieur , que Jacob Brito, son ami, voyageoit en Espagne & en Portugal. Il avoit pris sa route par le midi de la France, & avoit passé par Montpellier, pour se rendre en suite à Barcelonne. Il séjourna quelque temps dans la première de ces deux Villes; & comme il y vit beaucoup de Médecins, il prend de-là occasion de les tourner en ridicule. Je ne rapporterai qu'une anecdote curieuse qui regarde le célèbre Muret. Voici de quelle manière cet éloquent Latiniste manqua d'être la victime de la Faculté. Ayant été obligé de quitter la France, où il étoit poursuivi 317|318 criminellement, il se réfugia en Italie, Il tomba malade durant sa route, & il fit appeller un Médecin. Muret étoit très-mal vêtu, parce qu'il s'étoit déguisé en pauvre, dans la crainte d'être découvert. Le Médecin le traita quelque temps sans succès; & trouvant sa maladie dangereuse, il amena un autre Médecin avec lui pour conférer ensemble sur l'état du malade. Ils consultèrent tous deux en sa présence en Latin, ne croyant pas qu'un François, en si mauvais équipage, entendît cette Langue. Muret ne perdoit pas un seul mot de ce qu'ils disoient. Après avoir disputé longtemps sur un remède non usité, l'un d'eux se mit à dire: faciamus périculum in corpore vili. Le malade prit la parole, & leur reprocha, d'une manière pathétique & dans un Latin très-éloquent, leur dessein pernicieux. Sa science lui fut utile; car dès que les Médecins le connurent, ils le traitèrent avec beaucoup d'attention, & le tirèrent du triste état dans lequel il se trouvoit.
Je reviens à Brito , qui est enfin arrivé en'Espagne. On ne sçauroit croire a quel point le Peuple y est orgueilleux: rien n'est plus ridicule que de voir les 318|319 jours de Fêtes une foule d'ouvriers se promener fièrement, vêtus de soye, portant l'épée , & se donnant mutuellement des titres très-honorables. Lors-qu' un Paysan en rencontre un autre dans les champs, il le salue gravement, & lui dit d'un ton emphatique : Adio, Seignor Cavallero. L'autre répond avec beaucoup de sérieux à cette politesse; & le tout se passe avec autant de majesté que l'entrevue de deux Monarques.
Dans un pays où le petit peuple est si fier, que pensez vous, Monsieur, que doivent être les Grands? Un d'entr'eux fut un jour si outré de ce qu'un homme de rien avoit été élevé à la dignité de Grand d'Espagne, qu'il résolut de ne plus voir le Soleil, pour le punir d'avoir eu l'impertinence d'éclairer un semblable forfait. Ce Seigneur se mit au lit en apprenant cette funeste nouvelle; lorsque ses gens entroient le matin dans son appartement, son Valet de Chambre ouvroit la fenêtre. Alors il lui demandoit: Mon Boucher a-t-il été fait Grand d'Espagne? Non, Monseigneur, lui répondoit le Domestique. Hé bien, fermez la fenêtre, continuoit-il. Cette triste 319|320 Comédie recommença ainsi tous les jours jusqu'à sa mort, & rien ne put jamais le réconcilier ni avec le Soleil ni avec les hommes. Les autres Seigneurs Espagnols ne poussèrent pas tout-à-fait aussi loin l'excès de leur mécontentement. Ils se contentèrent de se dire les uns aux autres avec de grands soupirs:
O tempora ! O mores !
On observe en Espagne, avec une rigueur incroyable, ce qu'on appelle l' Etiquette de la Cour. La Reine, épouse de Charles II, aimoit beaucoup à monter à Cheval. Elle voulut un jour en essayer un qu'on lui avoit amené de la Province d'Andalousie. A peine fut-elle dessus qu'il se cabra & la fit tomber. Le pied de la Princesse s'accrocha malheureusement à l'étrier, & le Cheval entraîna la Reine, sans que personne osât la secourir. L'Etiquette s'y opposoit formellement; car il est défendu à quelque homme que ce soit, sous peine de la vie, de toucher le pied d'une Reine d'Espagne. Charles II qui étoit amoureux de sa femme, faisoit, du haut d'un balcon, des cris étonnans; mais l'Etiquette retenoit les graves Es pagnols. Cependant deux Cavaliers ré- 320|321
solurent de délivrer la Princesse; &, malgré la rigueur de la loi, l'un se saisit de la bride du Cheval, l'autre dégagea le pied de sa Majesté. Ils songèrent ensuite à la peine qu'ils avoient méritée pour avoir violé une loi aussi auguste; ils profitèrent du trouble où l'on étoit encore pour se sauver. Mais la Reine demanda la grâce des deux coupables, & l'obtint.
Le Portugal offre peu d'objets curieux aux Voyageurs. Les femmes y sont les esclaves de leurs maris plutôt que leurs épouses. Le sexe y vit dans une contrainte qui donne lieu à des crimes inconnus dans les autres pays. Il arrive très-souvent qu'un frère devient l'amant de sa sœur; & les Portugais regardent comme une faute légère les crimes de cette espèce. Le Juif Brito avoit observé que parmi ceux qui pilent du marbre à Rome sur le degré du Dôme de Saint Pierre (c'est la pénitence ordinaire pour ces sortes de fautes) il y avoit dix Portugais contre un seul de quelque autre Nation.
Avant que de s'embarquer pour Constantinople, où Jacob Brito devoit rejoindre son ami Monceca, ses affaires 321|322 l'obligent d'aller passer quelque temps à Alger & sur les côtes de Barbarie. Le Gouvernement de ce pays ressemble à celui de l'ancienne Rome; c'est-à-dire, que les Soldats y sont aussi insolens que l'étoient les Légions, & les Souverains aussi cruels que les Dioclétiens & les Caligulas. C'est le crime qui les met ordinairement sur le Trône; c'est aussi le crime qui les en fait descendre. Un Prince ne règne à Alger que jusqu'à ce qu'il trouve quelqu'un qui, au risque de sa vie, veuille entreprendre de le ruer. Ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'on voit souvent le meurtrier reconnu pour Souverain; & ce changement arrive avec au tant de tranquillité que si on eut ôté la vie au plus misérable Plébeïen.
Les femmes sont plus libres dans toute la Barbarie que dans le Levant. Il y a cependant à Alger une loi terrible contre celles qui sont convaincues d'avoir eu un commerce d'amour avec les Chrétiens. Elles sont condamnées à être noyées dans la mer, la tète liée dans un sac, à moins que leurs amans ne se fassent Mahométans. On voit de fréquens exemples d'une punition aussi rigoureuse; &, malgré cela, les filles & 322|323 les femmes ont pour les Chrétiens un penchant invincible. Ceux-ci ne sont cependant que des Esclaves employés aux services les plus vils. Comme il leur est défendu de s'entretenir avec les femmes , ils ont une adresse admirable pour leur marquer leur amour, par l'assemblage de plusieurs fleurs, & par l'ordre qu'ils mettent dans un Parterre. «Un bouquet fait d'une certaine manière contient autant de choses tendres & passionnées qu'on pourrait en mettre dans une Lettre de huit pages. L'Amarante, auprès de la Violette, signifie qu'on espère qu'après le départ du mari on se consolera des maux que cause sa présence. La fleur d'Orange marque l'espérance, le Souci exprime le desespoir, l'Immortelle témoigne la confiance, la Tulippe reproche l'infidélité, la Rose célèbre la joie & loue la beauté, &c. Les Esclaves ne sont point embarrassés pour donner ces billets doux à leurs maîtresses; il y a quelques endroits cachés dans les Jardins, où elles sçavent qu'on a soin de les placer. Elles répondent de la même manière; & en ramassant quelques fleurs, elles forment leurs Lettres 323|324 sans qu'on puisse s'appercevoir de cette manière d'écrire, dont quelquefois la signification des principaux caractères n'est connue que de deux personnes, qui ont soin de changer plusieurs choses au langage ordinaire, afin de prévenir toute sorte de surprise.»
On donne le nom de Bey aux Souverains d'Alger, de Tripoli & de Tunis. Celui qui regnoit il y a quelque temps dans cette dernière Ville se nommait Amurat. Au travers des plus grandes folies, on voyoit en lui des traces de libéralité, d'amitié & même de grandeur d'ame, mais toujours marquées au coin de la bizarrerie. Une nuit , après avoir beaucoup bû, il alla dans la prison des Esclaves Chrétiens; ces malheureux furent très-surpris de cette visite; & comme ils le virent yvre, ils ne doutèrent point qu'il ne vînt se divertir à couper quelques têtes. Loin qu' Amurat songeât à faire mourir aucun Esclave, il voulut boire & manger dans leur prison. Il leur ordonna de lui pré parer un repas, & resta à table jusqu'au jour. Alors le vin augmentant sa bonne humeur, il dit à quelques Renégats de sa suite qui avoient fait la débauche 324|325 avec lui : «Vous êtes des coquins qui avez renié votre Dieu; mais il faut que je vous raccommode avec votre premier Maître, & que vous m'ayez cette obligation.» Il prit ensuite une Croix, & les obligea tous de la baiser & de l'adorer. Après cela il ordonna à tous les prisonniers de se mettre à genoux devant un Autel élevé dans un des coins de la prison, & d'y faire leurs prières ordinaires. Un d'entr'eux ne paroissant point à Amurat aussi dévot qu'il le falloit, il lui donna un soufflet, en lui disant: Maraut , lorsqu'on est devant un Autel, c'est pour y prier Dieu avec respect. Enfin lorsqu'il sortit il dit aux prisonniers : II n'est pas juste que je me sois diverti à vos dépens; je vous donne cent piastres pour le payement du vin que vous m'avez fait boire, & cent autres pour la réparation de la Chapelle devant laquelle je vous ai fait prier.
Jusqu'à présent, Monsieur, je ne vous ai entretenu que des Lettres de Monceca & de celles de Brito. Isaac Onis , leur Correspondant, faisoit la résidence au Caire; & tandis que ses amis l'instruisoient des mœurs & des usages des Chrétiens d'Europe, il leur rendoit compte 325|326 dans ses réponses de ce qui se passoit en Turquie & dans tous les pays que possède le Grand Seigneur. Onis avoit été Rabbin à Constantinople; il avoit beaucoup lu les Livres des différentes Religions, & ses Lettres roulent toutes sur quelques points qui y ont rapport. Ce sont autant de dissertations théologiques sur les sujets les plus intéressans de la croyance des Juifs, des Mahométans & des Chrétiens. Cet ancien Rabbin n'est pas plus modéré que scs deux amis sur le compte des Moines & des Ecclésiastiques. Ce sont partout les mêmes accusations, les mêmes invectives, les mêmes injustices. C'est le grand défaut de cet ouvrage, dans lequel d'ailleurs il y a beaucoup d'esprit. C'est un tableau moral de toute la terre. L'Auteur saisit habilement les vices & les ridicules de chaque Peuple, & les expose d'une manière neuve & piquante. Il a une façon de narrer qui lui est propre, sans affectation & sans emphase. Tout coule naturellement de sa plume , & l'on sent, en lisant ses Lettres, qu'il les a souvent écrites dans la première chaleur, sans se donner la peine d'y revenir de sang froid. On y desireroit donc 326|327 quelquefois un peu plus de précision, & autant de force que de hardiesse. Il n'en est pas de même de celles que l'Auteur a ajoutées dans cette nouvelle édi tion. On n'y trouve aucun des défauts que l'on pourroit reprocher aux anciennes. Elles traitent des affaires politiques de l'Europe, & des changemens survenus dans cette partie du Monde depuis la mort de l'Empereur Charles VI, jusqu'à la dernière Paix. Vous y verrez l'histoire des faits principaux arrivés pendant l'espace de dix ans, les causes qui les ont produits, le caractère des personnes qui les ont exécutes. Tous ces événemens s ont exposés dans la plus exacte vérité , sans passion & sans préjugés. L'Auteur n'a cherché qu'à instruire; & vous ne trouverez nulle part des affaires plus compliquées, détaillées avec plus de clarté & de précision.
On vient, Monsieur, de donner à la Haye une édition nouvelle du Livre de M. d'Argens , si connu sous le titre de Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique, entre un Juif voyageur en différens Etats de 169|170 l'Europe, & ses Correspondans en divers endroits. Cette édition est en huit petits Volumes. Lambert , Libraire à Paris, rue & à côté de la Comédie Françoise, en a quelques exemplaires. Les augmentations qu'on y a faites relèvent le mérite de cet ouvrage, qui, comme vous sçavez, a le plus contribué à la réputation de son Auteur. M. d'Argens y reprend, avec beaucoup de liberté, les vices & les ridicules des Pays où il a voyagé; & il mêle à sa critique une infinité de petites anecdotes qui en rendent la lecture agréable. Il suppose d'abord, dans sa première Lettre, que trois Juifs appellés Aaron Monceca , Jsaac Onis, & Jacob Brito se rendent compte mutuellement de ce qu'ils remarquent de plus singulier chez les différentes Nations où leurs affaires les conduisent. Aaron Monceca étoit arrivé de Constantinople à Marseille, d'où il partit quelques jours après pour Paris. A deux journées de Lyon, en descendant dans une Hôtellerie, il vit beaucoup de monde assemblé devant la maison d'un Apoticaire. Il en demanda la raison, & il apprit que l'Apoticaire venoit de surprendre sa femme avec un de ses garçons de Boutique. Le Maître auroit tué le Valet, si celui-ci ne s'é- 170|171 toit sauvé. Le mari tourna sa rage contre sa femme; mais les voisins étant accourus, on la délivra de ce furieux. Que fera- t-on à cette femme adultère , demanda Monceca? «Et que voulez-vous qu'on lui fasse, lui répondit celui à qui il faisoit cette question? Elle va porter plainte contre son mari, qui, n'ayant aucun témoin de l'affront fait à son honneur, sera obligé de lui donner une pension chez ses parens, où elle va se retirer. Ce sont nos loix; & nos Jurisconsultes, exemples des maris débonnaires, les ont approuvées & soutenues par des milliers de Volumes.» Les femmes du monde, les Petits-Maîtres, les filles d'Opéra, les gens de Lettres, les Spectacles, les Promenades, les Ecclésiastiques & les Moines sont les principaux objets de l'attention de Monceca, à son arrivée à Paris. L'intérêt ne conduit pas toujours nos Phrinés & nos Laïs.L'histoire suivante en est une preuve. Un jeune Officier prit de l'amour pour la Petit-Pas, morte il y a quelques années. Elle étoit Danseuse à l'Opéra. Il étoit aimable, mais, selon l'usage, il avoit peu d'argent comptant. Il n'avoit jamais parlé à l'Actrice, & n'en 171|172 étoit point connu. L'envie d'être auprès sa maîtresse, & de s'en faire aimer, lui suggéra un expédient bien extraordinaire. Il entra chez elle en qualité de Laquais. Il la servoit avec une attention si crupuleuse, & elle s'applaudissoit d'avoir fait une aussi bonne acquisition. Quelques jours s'écoulèrent sans qu'il se trouvât plus avancé qu'auparavant. La facilité de voir sa maîtresse devînt pour lui la source de bien des chagrins. Quel supplice en effet pour un amant d'être témoin du bonheur de ses rivaux! L'amour eut pitié de ses peines. Un jour la Petit-Pas donnoit à souper à un Officier du même Régiment. Le Laquais fut obligé de servir; il fut reconnu. L'Actrice lui sçut bon gré de ce stratagême; elle le fit mettre à table, & après le souper elle le conduisit dans sa chambre, lui fit passer la nuit avec elle, & le trouva aussi habile Amant que zélé Domestique. L'Officier jouit d'un bonheur paisible, jusqu'au moment où il fut obligé de retourner à sa garnison.
L'avanture suivante n'offre point l'image d'une félicité aussi douce. Deux jeunes Mousquetaires soupoient avec leurs maîtresses dans une Maison équi- 172|173 voque de la rue Saint Martin. Le Commissaire du Quartier s'y étant transporté, se mit en devoir de saisir les filles. Mais un des Mousquetaires éteignît la chandelle, & mettant l'épée à la main, cria de toutes ses forces: Tue, tue. Son camarade fit la même chose. Le Commissaire & les Archers mourant de peur, se mirent ventre à terre pour éviter la rencontre des épées. Les Mousquetaires gagnèrent la porte, emmenèrent les deux filles, & en sortant ils enfermèrent le Commissaire. Lorsqu'il n'entendit plus de bruit & qu'il fut rassuré, il voulut sortir; mais il fallut qu'il enfonçât la porte; ce qui donna le temps aux Mousquetaires & aux filles de se mettre en sureté.
Parmi les Auteurs vivans, ceux qui attirent principalement l'attention de Monceca , sont M. l'Abbé Prévôt , Mrs de Crébillon, de Voltaire , de Marivaux & de Montesquieu , dont il fait un juste éloge. L'Abbé Desfontaines & Rousseau vivoient alors: le premier est traité avec beaucoup de ménagement. Mais on fait de Rousseau un portrait affreux, qu'on ne devoit pas s'attendre à trouver dans les nouvelles éditions de ces Lettres. M. 173|174 le Marquis d'Argens m'a dit lui-même qu'il ne pouvoit se pardonner d'avoir écrit contre le grand Rousseau; qu'il avoit été cruellement trompé par une personne, qui lui avoit mandé que notre Horace venoit de faire, contre lui Marquis d'Argens, une Epigramme sanglante, dont il rapportoit même les deux premiers vers. Le Marquis se de chaîna en conséquence contre Rousseau; & celui-ci, qui ne sçavoit à quoi attribuer un pareil traitement, s'en plaignit avec douceur dans une Lettre qu'il écrivit à notre Auteur. Ils entrèrent en explication; & il n'en fallut pas davantage pour desabuser entièrement M. le Marquis d'Argens.
Monceca ne parle que des trois principales promenades de Paris, les Thuilleries, le Luxembourg & le Palais Royal; il n'étoit pas encore question dans ce temps-là de la promenade des Boulevards. Il prétend que le Jardin des Thuilleries est affecté à la médisance, le Luxembourg aux nouvellistes, & le Palais Royal à la galanterie. Un amant s'étoit caché dans un endroit écarté de ce dernier Jardin, & y attendoit sa maîtresse, qui lui avoit promis de l'al- 174|175 ler joindre. Elle sortit en disant à son mari qu'elle alloit prendre l'air. Il y consentit d'autant plus volontiers, qu'il avoit lui-même un rendez vous dans le même Jardin. L'endroit qu'il avoit choisi n'étoit pas éloigné de celui où étoit sa femme. Quelques personnes qui se promenoient du même côté, s'étant approchées du lieu où se passoient les deux scènes, interrompirent les acteurs & les obligèrent de changer de place. Quelle fut la surprise des deux amans quand ils virent qu'ils se rendoient le changes & que la femme de l'un étoit la maîtresse de l'autre!
Vous ne devez pas vous attendre, Monsieur, à beaucoup de ménagement de la part d'un Juif, quand il parle de nos Ecclésiastiques & de nos Moines ; cette matière est délicate, & vous me permettrez de ne pas m'y arrêter. Les réflexions de Monceca sur les Ministres, les Courtisans, les Financiers, les Médecins, les Avocats & le Peuple vous paroîtront plus modérées. II voudroit que les Princes ne choisissent pour Ministres que des personnes d'un âge déjà avancé, & qui ne fussent point mariées. Les Cardinaux de Richelieu , Ximenes & 175|176 Mazarin & «n'eussent peut-être pas atteint au degré où ils sont parvenus, s'ils avoient eu auprès d'eux un espion domestique, de la curiosité duquel il leur eût été impossible de pouvoir toujours se défendre.» On en voit cependant dont la politique est au-dessus de la tendresse conjugale, & qui sçavent s'observer assez, pour que les femmes qui ont le plus d'empire sur leur esprit ne puissent s'appercevoir de leurs secrets.
On regarde communément le caractère des Courtisans comme impénétrable; Aaron Monceca soutient qu'il est aussi aisé de lire dans leur cœur que dans celui d'un Bourgeois. Il tache de prouver qu'il n'y a'entre l'un & l'autre aucune différence, & que les hommes sont partout les mêmes. Les reproches qu'il fait aux Financiers sont rebattus. L'article des Médecins n'est qu'une répétition de ce que vous avez lu dans Molière. En comparant nos Avocats avec les anciens Orateurs, on trouve que ces derniers sont bien supérieurs en mérite. Ce n'est pas qu'ils ayent eu plus d'es prit; la seule différence des sujets qu'ils traitoient occasionnoit leurs avantages. Aujourd'hui on plaide, pour la fortune 176|177 d'un particulier, ou pour demander réparation d'une injure qui lui a été faite. Autrefois il n'étoit question que de la cause des Rois, ou des intérêts des Peuples & des Etats. Il ne faut donc pas s'étonner si nous ne voyons plus de Cicéron ni de Démosthène. En France le Peuple est sujet du Roi sans être esclave du Noble. Il n'est ni aussi libre, ni aussi dépendant qu'en Allemagne. Il tient un juste milieu qui fait son bonheur & la tranquillité de l'Etat.
Dans le temps que l'Auteur écrivoit ces Lettres en Hollande, l'histoire du Roi Théodore faisoit beaucoup de bruit dans toute l'Europe. Elle occupe ici une place considérable; & voici le portrait de cet homme célèbre, lorsqu'il aborda dans l'Isle de Corse. «Il étoit habillé d'une façon bisarre, & qui tenoit des différentes modes de toutes les Nations. Il portoit une robe à la Turque, il avoit à son côté une épée à l'Espagnole, sur sa tête une perruque à l'Angloise & un grand chapeau à l'Allemande, & il tenoit à la main une canne à bec de Corbin, comme celle des Petits-Maîtres François. Peut-être vouloit-il marquer, par sa parure 177|178 toutes les dignités dont il étoit revêtu; car il prenoit les titres de Grand d'Espagne, de Lord d'Angleterre, de Pair de France & de Baron du Saint Empire.» Tandis que le Roi Théodore jouoit son rôle dans l'Isle de Corse, un Mendiant faisoit à Paris un personnage aussi singulier. Il demandoit l'aumône avec une effronterie qui tenoit de l'indolence; &, comme un autre Diogene, il injurioit tous ceux qui ne lui plaisoient pas. On souffrit pendant quelque temps ses incartades; mais ayant eu la hardiesse d'entrer chez un Fermier Général & de s'asseoir à sa table avec son habillement crasseux & déchiré, le maître de la maison voulut le faire chasser par ses gens. Le cynique moderne se répandit en invectives, & le résultat de ce différend fut l'emprisonnement du Philosophe.
Monceca , pendant son séjour à Paris, reçoit souvent des nouvelles de son ami Brito, qui voyage en Italie. Brito remarque d'abord que les Allemands sont plus aimés des Italiens que les François; la raison en est toute simple: l'Allemand se contente de boire le vin de son hôte, de s'emparer du meilleur 178|179 appartement de la maison, sans beaucoup de cérémonie. Le François au contraire fait mille courbettes, loge au grenier, s'il le faut, dépense le peu d'argent qu'il a en festins & en présens; mais il cajole les femmes, & c'est ce que les Italiens n'aiment pas.
Plein d'admiration pour l'ancienne Rome, Brito arrive dans cette Capitale du monde. Quelle est sa surprise en voyant les anciens Sénateurs métamorphosés en Abbés , & l'Ordre des Chevaliers en un essain de Moines! Il va au champ de Mars, il n'y trouve que des ronces & des Serpens. Il veut voir les Arcenaux & l'état des armes de la République; on le mène dans la Bibliothèque du Vatican, & on lui montre les Bulles d'excommunication. Il s'informe de l'état des Finances, des fonds qui les produisent, & de l'arrangement qu'on prend pour les subsides; on lui ouvre des coffres remplis de Bulles d'Evêchés & de nominations aux bénéfices. Il est curieux de sçavoir les récompenses qu'on donne aux Citoyens qui se distinguent & les statues qu'on leur élève; on lui fait voir des Chapelets, des Agnus, des Reliquaires; &c. 179|180 Une partie du Colisée est détruite par la mauvaise foi du neveu d'un Pape. Il demanda à son Oncle la permission d'enlever du Cirque, pendant vinge- quatre heures de temps, quelques pierres dont il avoit besoin. Il employa près de trois mille Ouvriers, qui détruisirent en cinq ou six heures presque tout cet édifice: &, si on ne les eut empêchés de continuer, il eût été entièrement démoli.
On voit à Rome une multitude innombrable de Pauvres de tous les pays, auxquels on distribue de la soupe à une certaine heure à la porte des Monastères. Un Castillan nouvellement arrivé, & qui ignoroit à quelle heure se faisoit cette distribution, s'adressa à un pauvre Ecclésiastique François pour le sçavoir. La vanité Espagnole ne pouvoit souffrir qu'il demandât simplement la maison où l'on donnoit la. soupe & cette façon de parler lui paroissoit trop ignoble. Après avoir cherché une manière de s'exprimer moins basse, il n'en trouva point de plus convenable que de demander au François s'il avoit pris son chocolat ? « Mon chocolat, répondit l'Ecclesiastique; & comment voulez-vous 180|181 que je le paye? Je vis d'aumônes, & j'attens qu'on distribue la soupe au Couvent des Franciscains. Vous n'y avez donc pas encore été, dit le Castillan? Non, reprit le François; mais voici l'heure où je vais m'y rendre. Je vous prie de m'y conduire, dit le glorieux Espagnol; vous y verrez Dom Antonio Perez de Valcabro, de Redia, de Montalva , de Vega, &c, y donner à l a Postérité une marque de son humilité. Et qui sont ces gens-là, demanda le François ? C'est moi, reprit le Castillan. Si cela est, répliqua le François, dites plutôt un exemple de bon appétit.»
Rien n'est si amusant que de faire un tour de promenade sur les neuf heures du soir à Rome dans la rue de la Serène. On y voit deux cens femmes assises sur les portes des maisons, qui attendent tranquillement de bonnes fortunes. Lorsqu'il plait à quelqu'un d'acheter un repentir, il choisit, parmi toutes ces beautés, celle à qui il veut donner le mouchoir, & aussi-tôt il est conduit dans son appartement. Les chambres de ces Prêtresses de Venus sont toutes faites à peu près de même. Elles sont à 181|182 rez de chaussée, & de plain pied à rue. Un lit garni de rideaux blancs, une table , trois chaises de bois, une image de quelque Sainte, devant laquelle brûle une lampe, qui sert aussi à éclairer la chambre, en composent tout l'ameu blement. Avant que de pousser les choses jusqu'à un certain point, on tire un rideau devant l'Image de la Sainte. Lorsque tout est fini, on découvre le tableau. II est ainsi couvert & découvert vingt fois le jour, si la Maîtresse de la Maison a un peu de vogue.
Après un séjour de quelques mois, Brito partit de Rome pour se rendre a Gènes, & de-là à Turin. Les Génois sont le modèle des maris pacifiques. «Toutes les femmes ont leurs Sigisbées; c'est ainsi qu'on appelle l'ami de cœur du mari, qui se donne dans le Public pour le soupirant de la femme. Cette coutume est regardée comme une plaisanterie; & les époux comptent sur la fidélité des Sigisbées , plus que sur celle de leurs femmes. L'amitié qui les unit leur paroit un frein infaillible pour arrêter les feux dont ils pourraient bruler.» On dit que les Sénateurs Génois sont d'une hauteur 182|183 insupportable. On raconte qu'un d'entr'eux la poussoit jusqu'au ridicule. Il ne vouloit avoir que de grands Chevaux, de grands Domestiques, de grands appartemens. Sa table étoit servie avec de grands plats, de grandes assiètes. Il choisit une femme extrêmement grande; & lorsque quelqu'un lui parloit, il s'élevoit peu à peu sur la pointe de ses pieds pour paroître plus grand.
La façon de vivre des Piémontoïs est si uniforme, qu'elle ne fournit rien de bien remarquable. Le Juif Brito en dit beaucoup de mal, & les accuse en particulier d'une ignorance crasse & d'une extrême avarice. Aussi les quitte-t-il bientôt pour aller a Venise. Voici ce qu'il raconte des Nobles de cette République. On leur donne le titre d 'Excellence; & lorsqu'on veut les saluer on leur baise la manche. Le coude de cette manche forme une espèce de sac assez grand, & leur sert ordinairement de bissac lorsqu'ils vont au marché ou a là boucherie. Il arrive très-souvent que dans cette manche est renfermé un gigot de Mouton, ou une douzaine, d'artichaux. Les Nobles n'en sont ni moins fiers, ni moins infatués de leur dignité. 183|184
Un François se promenant dans la place de Saint Marc en heurta un par mégarde. Le Noble le prit gravement par le bras, & le pria de lui apprendre quelle bête il croyoit la plus lourde & la plus pesante. Le François, étonné d'une pareille question, resta quelque temps sans répondre. Mais le Vénitien, sans rien perdre de sa gravité, lui ayant redemandé la même chose, le François répondit bonnement qu'il croyoit que la bête la plus lourde étoit un Eléphant. Hé bien, dit fièrement le Vénitien, apprenez Monsieur l'Eléphant, qu'on ne heurte point un noble Vénitien.
II n'y a pas de pays au monde où l'on soit plus libre qu'à Venise, pourvu qu'on ne se mêle point des affaires du Gouvernement, sur lequel il faut observer un silence respectueux. On risque à le louer presque autant qu'à le blâmer; il ne faut en parler ni en bien ni en mal. Un Sculpteur Génois s'entretenant avec deux François, ceux-ci se répandirent en invectives contre le Sénat & la République, & le titre de Pantalon fut donné plusieurs fois aux Sénateurs. Le Génois défendit les Vénitiens le plus qu'il lui fut possible; les François eurent 184|185 l'avantage. Le lendemain le Conseil d 'Etat envoya chercher le Génois, qui arriva tout tremblant. On lui demanda s'il reconnoîtroit les deux personnes avec qui il avoit eu une conversation sur le Gouvernement de la République? A ce discours sa peur redoubla; il répondit qu'il croyoit n'avoir rien dit qui ne fut en faveur du Sénat. On lui ordonna de passer dans une chambre voisine, où il vit les deux François morts & pendus au plancher. Il crut sa perte assurée; mais on le ramena devant les Sénateurs & celui qui présidoit lui dit gravement: Taisez-vous une autre fois, mon ami; notre République n'a pas besoin d'un défenseur de votre espèce.
Les Vénitiens croyent que le chemin des sciences doit être ouvert à tous les hommes, de quelque Religion qu'ils soient; & sur ce principe, ils permettent à l'Université de Padoue d'accorder le bonnet Doctoral, sans exiger la profession de foi ordonnée par les Papes. Ainsi le corps de leurs Docteurs est composé de Catholiques, de Schismatiques, d'Hérétiques, de Juifs, de Mahométans même, s'il plaît à ces derniers de prendre le bonnet. 185|186
On peut encore à Venise écrire & faire imprimer tout ce qu'on juge à propos, pourvu que la République ne soit point intéressée dans les ouvrages. Les principaux Livres de toutes les Religions ont été imprimés dans cette Ville. Les Juifs y ont fait une édition du Talmud, les Turcs de l' Alcoran, & Fra-Paolo de l'Histoire du Concile de Trente. La plupart des Eglises y portent des noms de l'ancien Testament, comme l'Eglise de Saint Job , de Saint Moise , de Saint Samuel, de Saint Daniel , de Saint Zacharie, de Saint Jérémie , &c. Les religieux qui desservent cette dernière Eglise assurent qu'ils conservent une dent de ce Prophète.
Les deux Villes considérables que Brito a encore à voir en Italie, sont Naples & Milan. Ce Juif ne traite pas mieux les Napolitains que les Piémontois; & sa Lettre ne contient rien de particulier sur les mœurs & les coutumes de ce Peuple. Le Carneval de Milan est presque aussi gai que celui de Venise. Depuis Noël jusqu'au Carême on va en foule dans les Couvens voir représenter des Comédies à la grille. Les Religieuses s'habillent en Arlequins, en Scaramou- 186|187 ches, en Mezetins & en Pantalons; elles representent souvent mieux leur rôle que de véritables Comédiens. Les Moines jouent aussi des farces publiquement dans leurs Couvens, & ils portent quelquefois la complaisance jusqu'à aller représenter leurs pièces dans les maisons particulières. Les Milanois ont une façon singulière d'applaudir aux Acteurs
& aux Actrices dans les Spectacles publics. Ils composent des Sonnets ou les font faire par quelques Poètes à gages; & lorsqu'ils sont satisfaits du jeu d'un Acteur, ils jettent de tous côtés sur le
Théâtre ces Sonnets imprimes, qui contiennent les louanges de l'Acteur qui reussit. Vous sçavez, Monsieur, que les Anglois ont une autre manière d'applaudir, qui plaît beaucoup plus aux Comédiens: ils jettent, au lieu de vers, des bourses pleines de guinées. On conserve à Milan les deux plus anciennes Reliques du Monde. L'une est la Verge de Moïse & l'autre son Serpent d'airain. La première se voit à la Cathédrale; la seconde est élevée sur une colomne dans la Sacristie de l'Eglise de Saint Ambroise.
Suite des Lettres Juives.
Je vous ai fait part, Monsieur, de ce que les Juifs Brito & Monceca ont vu de plus remarquable en France & en Italie; voici ce que la Hollande, l'Angleterre, l'Espagne & le Portugal leur ont offert de plus curieux. Monceca quitta Paris pour se rendre à Amsterdam, & prit sa route par la Flandres. A Lille il s'appliqua à connoître de quelle manière les Officiers vivent dans leurs garnisons. Il eut à ce sujet, avec un de ces Messieurs, une conversation sur les femmes. Il y a quelque temps, dit le Mili- 311|312 taire, qu'étant auprès d'une femme, peine faisois-je réflexion que je lui parlois, tant j'avois alors de distractions. Elle tira un de ses gands; sa main nue frappa par hazard ma vue. Ah ! la belle main, m'écriai-je, sans penser à ce que je disois. Vous vous moquez, répondit en souriant cette femme, qui fut très-flattée de ma louange, quoiqu'elle eût réellement la main fort vilaine; je n'en connois point , continua-t-elle, d'aussi laide. Vous vous trompez , Madame, repris-je, toujours également distrait ; j'en sçais de bien plus mal faites. Je vous défie, reprit-elle, de me les montrer. Dans ce moment, la distraction durant toujours, je pris l'autre main de cette femme, & lui dis: en voilà une, Madame, qui pour le moins est aussi laide que l'autre. En passant par les différentes Villes de la Flandres, l'attention principale de Monceca étoit de s'instruire des traditions du pays. On lui raconta une anecdote plaisante sur la Citadelle d'Anvers. Elle vous prouvera, Monsieur, la naïveté des Flamands, & leur façon singulière de s'exprimer. Lorsque ce Fort fut remis, par les Espagnols, entre les mains du Duc d'Arscot , ce Duc prononça son 312|313 serment en ces termes : Je Jure par le nom de Dieu & de Sainte Marie que je garderai fidellement cette Citadelle. A quoi il fut répondu en cérémonie: Si vous faites ainsi, Dieu vous soit en aide; sinon, que le Diable vous emporte en corps & en ame. Le reste de l'assemblée répondit, avec beaucoup de dévotion, Amen.
Le Juif Monceca donne autant de louanges aux Hollandois que de ridicules aux Flamands. Ses éloges sont si outrés, qu'on est tenté de croire que l'Auteur en eût supprimé une partie, s'il eut écrit ailleurs qu'en Hollande. Il y a cependant deux sortes de gens dont il dit beaucoup de mal, la populace & les Auteurs. La première est brutale & insolente. « Si l'on ramassoit tous les mauvais Ecrivains dont les Provines-Unies fourmillent, on pourroit faire une Colonie, où de long-temps le bon sens & le jugement ne se trouveroient. »
A mesure que le Juif s'éloigne d'Amsterdam, sa plume devient plus hardie, & sa critique plus piquante. Il est à peine arrivé à Londres qu'il se dédommage sur les Anglois. «Quand on considère, dit-il, le penchant qu'ont ces 313|314 Peuples à la chicane, & la sagesse qui règne dans leurs discours & dans leurs Livres, on est tenté de croire qu'ils parlent comme des Philosophes, qu'ils pensent comme des Procureurs, & qu'ils agissent comme des Normans. Ce qu'il y a de certain, ajoute-t-il, c'est qu'on trouve autant de faux témoins en Angleterre qu'en Normandie.»
Des qu'un homme est mort dans la Grande Bretagne, on a soin de lui ôter tous les vêtemens qu'il porte, faits avec du fil, & de le couvrir d'une espèce de tunique de laine blanche, avec laquelle il est enterré. Il est défendu d'employer autre chose que de la laine pour coudre ces suaires; & ce seroit un crime de se servir d'une aiguillée de fil de lin ou de chanvre. Vous demandez la raison d'un usage aussi extraordinaire. C'est pour éloigner des morts toutes sortes de toiles, & procurer le débit des laines, qui sont en très-grande abondance dans le pays. On veut que les morts eux-mêmes contribuent à l'agrandissement du Commerce; & il n'est pas, jusqu'aux cordes dont on se sert pour les Criminels, qui ne soient de laine. 314|315 Croiriez-vous, Monsieur, que l'exécution de ces malheureux devient souvent en Angleterre un spectacle divertitssant? Monceca vit un jour une vingtaine de Voleurs qu'on menoit à la potence. Il y en avoit plusieurs parmi eux qui étoient excessivement parés. Quand ils furent tous arrivés au pied du gibet, un d'entr'eux, qui étoit assis sur la charette, se leva; il toussa, cracha, se moucha, mit des gands blancs qu'il tira de sa poche; après quoi il apprit aux auditeurs que le Ciel permettoit qu'il fût pendu. Il fit à ce sujet un discours fort pathétique; & pendant ce temps-là un de ses camarades faisoit mille grimaces grotesques, disoit de temps en temps quelques mauvaises plaisanteries, & tachoit de faire rire les spectateurs. Tandis qu'ils s'occupoient ainsi à divertir le Public, le Boureau attacha à une des poutres du gibet les cordes, dont l'autre bout tenoit au coû de ces misérables, donna du fouet à ces Chevaux qui entraînèrent brusquement le Théâtre; les planches venant à manquer sous les pieds des Acteurs, ils relièrent tous suspendus en l'air. Monceca demanda pourquoi ces deux Voleurs avoient affecté une intré- 315|316 pidité qui n'avoit point paru dans les autres Criminels? C'est, lui répondit-on, qu'ils ont voulu réparer la honte de leur supplice. Il n'a plus rien de déshonorant pour eux quand ils le souffrent sans en paroître émus. Tel est le préjuge des Anglois; ils rendent toute leur estime à un homme qui sçait mépriser la mort, quelle que soit d'ailleurs l'infamie de son crime. C'est sans doute cette façon de penser sur le mépris de la mort, qui rend le Suicide si commun en Angleterre.
Il y a quelques années qu'un François étant à Londres se mit dans la tête d'imiter en ce point les Anglois. Je veux, dit -il, leur montrer que notre Nation vaut bien la leur; oui, oui, je me charge de prouver cette égalité. Il prit un rasoir, & ayant choisi le temps où il se trouvoit seul chez lui, il voulut se couper la gorge; mais il n'eut point assez de courage pour enfoncer entièrement le rasoir, & ne se fit qu'une grande blessure. Dés qu'il vit couler son sang il appella du monde. Quelques Anglois accourus, voyant de quoi il s'agissoit, commencèrent à insulter ce malheureux, au lieu de songer à le secourir. Ces chiens 316|317 de François,disoient-ils, veulent faire comme nous, & ils n'ont pas le courage de se couper le coû. N'aimez-vous pas mieux, Monsieur, la singulière fermeté d'un Espagnol, qui ayant perdu tout son bien par une banqueroute, fit rougir le Destin de son injustice. Sans sortir de sa tranquillité ordinaire, il présenta une corde à la Fortune: Tiens , lui dit-il, pends-toi de déspoir de n'avoir pu venir à bout de m'obliger à me pendre.
Tandis que le Juif Aaron Monceca parcouroit les différens pays du Nord, je vous ai dit, Monsieur , que Jacob Brito, son ami, voyageoit en Espagne & en Portugal. Il avoit pris sa route par le midi de la France, & avoit passé par Montpellier, pour se rendre en suite à Barcelonne. Il séjourna quelque temps dans la première de ces deux Villes; & comme il y vit beaucoup de Médecins, il prend de-là occasion de les tourner en ridicule. Je ne rapporterai qu'une anecdote curieuse qui regarde le célèbre Muret. Voici de quelle manière cet éloquent Latiniste manqua d'être la victime de la Faculté. Ayant été obligé de quitter la France, où il étoit poursuivi 317|318 criminellement, il se réfugia en Italie, Il tomba malade durant sa route, & il fit appeller un Médecin. Muret étoit très-mal vêtu, parce qu'il s'étoit déguisé en pauvre, dans la crainte d'être découvert. Le Médecin le traita quelque temps sans succès; & trouvant sa maladie dangereuse, il amena un autre Médecin avec lui pour conférer ensemble sur l'état du malade. Ils consultèrent tous deux en sa présence en Latin, ne croyant pas qu'un François, en si mauvais équipage, entendît cette Langue. Muret ne perdoit pas un seul mot de ce qu'ils disoient. Après avoir disputé longtemps sur un remède non usité, l'un d'eux se mit à dire: faciamus périculum in corpore vili. Le malade prit la parole, & leur reprocha, d'une manière pathétique & dans un Latin très-éloquent, leur dessein pernicieux. Sa science lui fut utile; car dès que les Médecins le connurent, ils le traitèrent avec beaucoup d'attention, & le tirèrent du triste état dans lequel il se trouvoit.
Je reviens à Brito , qui est enfin arrivé en'Espagne. On ne sçauroit croire a quel point le Peuple y est orgueilleux: rien n'est plus ridicule que de voir les 318|319 jours de Fêtes une foule d'ouvriers se promener fièrement, vêtus de soye, portant l'épée , & se donnant mutuellement des titres très-honorables. Lors-qu' un Paysan en rencontre un autre dans les champs, il le salue gravement, & lui dit d'un ton emphatique : Adio, Seignor Cavallero. L'autre répond avec beaucoup de sérieux à cette politesse; & le tout se passe avec autant de majesté que l'entrevue de deux Monarques.
Dans un pays où le petit peuple est si fier, que pensez vous, Monsieur, que doivent être les Grands? Un d'entr'eux fut un jour si outré de ce qu'un homme de rien avoit été élevé à la dignité de Grand d'Espagne, qu'il résolut de ne plus voir le Soleil, pour le punir d'avoir eu l'impertinence d'éclairer un semblable forfait. Ce Seigneur se mit au lit en apprenant cette funeste nouvelle; lorsque ses gens entroient le matin dans son appartement, son Valet de Chambre ouvroit la fenêtre. Alors il lui demandoit: Mon Boucher a-t-il été fait Grand d'Espagne? Non, Monseigneur, lui répondoit le Domestique. Hé bien, fermez la fenêtre, continuoit-il. Cette triste 319|320 Comédie recommença ainsi tous les jours jusqu'à sa mort, & rien ne put jamais le réconcilier ni avec le Soleil ni avec les hommes. Les autres Seigneurs Espagnols ne poussèrent pas tout-à-fait aussi loin l'excès de leur mécontentement. Ils se contentèrent de se dire les uns aux autres avec de grands soupirs:
O tempora ! O mores !
On observe en Espagne, avec une rigueur incroyable, ce qu'on appelle l' Etiquette de la Cour. La Reine, épouse de Charles II, aimoit beaucoup à monter à Cheval. Elle voulut un jour en essayer un qu'on lui avoit amené de la Province d'Andalousie. A peine fut-elle dessus qu'il se cabra & la fit tomber. Le pied de la Princesse s'accrocha malheureusement à l'étrier, & le Cheval entraîna la Reine, sans que personne osât la secourir. L'Etiquette s'y opposoit formellement; car il est défendu à quelque homme que ce soit, sous peine de la vie, de toucher le pied d'une Reine d'Espagne. Charles II qui étoit amoureux de sa femme, faisoit, du haut d'un balcon, des cris étonnans; mais l'Etiquette retenoit les graves Es pagnols. Cependant deux Cavaliers ré- 320|321
solurent de délivrer la Princesse; &, malgré la rigueur de la loi, l'un se saisit de la bride du Cheval, l'autre dégagea le pied de sa Majesté. Ils songèrent ensuite à la peine qu'ils avoient méritée pour avoir violé une loi aussi auguste; ils profitèrent du trouble où l'on étoit encore pour se sauver. Mais la Reine demanda la grâce des deux coupables, & l'obtint.
Le Portugal offre peu d'objets curieux aux Voyageurs. Les femmes y sont les esclaves de leurs maris plutôt que leurs épouses. Le sexe y vit dans une contrainte qui donne lieu à des crimes inconnus dans les autres pays. Il arrive très-souvent qu'un frère devient l'amant de sa sœur; & les Portugais regardent comme une faute légère les crimes de cette espèce. Le Juif Brito avoit observé que parmi ceux qui pilent du marbre à Rome sur le degré du Dôme de Saint Pierre (c'est la pénitence ordinaire pour ces sortes de fautes) il y avoit dix Portugais contre un seul de quelque autre Nation.
Avant que de s'embarquer pour Constantinople, où Jacob Brito devoit rejoindre son ami Monceca, ses affaires 321|322 l'obligent d'aller passer quelque temps à Alger & sur les côtes de Barbarie. Le Gouvernement de ce pays ressemble à celui de l'ancienne Rome; c'est-à-dire, que les Soldats y sont aussi insolens que l'étoient les Légions, & les Souverains aussi cruels que les Dioclétiens & les Caligulas. C'est le crime qui les met ordinairement sur le Trône; c'est aussi le crime qui les en fait descendre. Un Prince ne règne à Alger que jusqu'à ce qu'il trouve quelqu'un qui, au risque de sa vie, veuille entreprendre de le ruer. Ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'on voit souvent le meurtrier reconnu pour Souverain; & ce changement arrive avec au tant de tranquillité que si on eut ôté la vie au plus misérable Plébeïen.
Les femmes sont plus libres dans toute la Barbarie que dans le Levant. Il y a cependant à Alger une loi terrible contre celles qui sont convaincues d'avoir eu un commerce d'amour avec les Chrétiens. Elles sont condamnées à être noyées dans la mer, la tète liée dans un sac, à moins que leurs amans ne se fassent Mahométans. On voit de fréquens exemples d'une punition aussi rigoureuse; &, malgré cela, les filles & 322|323 les femmes ont pour les Chrétiens un penchant invincible. Ceux-ci ne sont cependant que des Esclaves employés aux services les plus vils. Comme il leur est défendu de s'entretenir avec les femmes , ils ont une adresse admirable pour leur marquer leur amour, par l'assemblage de plusieurs fleurs, & par l'ordre qu'ils mettent dans un Parterre. «Un bouquet fait d'une certaine manière contient autant de choses tendres & passionnées qu'on pourrait en mettre dans une Lettre de huit pages. L'Amarante, auprès de la Violette, signifie qu'on espère qu'après le départ du mari on se consolera des maux que cause sa présence. La fleur d'Orange marque l'espérance, le Souci exprime le desespoir, l'Immortelle témoigne la confiance, la Tulippe reproche l'infidélité, la Rose célèbre la joie & loue la beauté, &c. Les Esclaves ne sont point embarrassés pour donner ces billets doux à leurs maîtresses; il y a quelques endroits cachés dans les Jardins, où elles sçavent qu'on a soin de les placer. Elles répondent de la même manière; & en ramassant quelques fleurs, elles forment leurs Lettres 323|324 sans qu'on puisse s'appercevoir de cette manière d'écrire, dont quelquefois la signification des principaux caractères n'est connue que de deux personnes, qui ont soin de changer plusieurs choses au langage ordinaire, afin de prévenir toute sorte de surprise.»
On donne le nom de Bey aux Souverains d'Alger, de Tripoli & de Tunis. Celui qui regnoit il y a quelque temps dans cette dernière Ville se nommait Amurat. Au travers des plus grandes folies, on voyoit en lui des traces de libéralité, d'amitié & même de grandeur d'ame, mais toujours marquées au coin de la bizarrerie. Une nuit , après avoir beaucoup bû, il alla dans la prison des Esclaves Chrétiens; ces malheureux furent très-surpris de cette visite; & comme ils le virent yvre, ils ne doutèrent point qu'il ne vînt se divertir à couper quelques têtes. Loin qu' Amurat songeât à faire mourir aucun Esclave, il voulut boire & manger dans leur prison. Il leur ordonna de lui pré parer un repas, & resta à table jusqu'au jour. Alors le vin augmentant sa bonne humeur, il dit à quelques Renégats de sa suite qui avoient fait la débauche 324|325 avec lui : «Vous êtes des coquins qui avez renié votre Dieu; mais il faut que je vous raccommode avec votre premier Maître, & que vous m'ayez cette obligation.» Il prit ensuite une Croix, & les obligea tous de la baiser & de l'adorer. Après cela il ordonna à tous les prisonniers de se mettre à genoux devant un Autel élevé dans un des coins de la prison, & d'y faire leurs prières ordinaires. Un d'entr'eux ne paroissant point à Amurat aussi dévot qu'il le falloit, il lui donna un soufflet, en lui disant: Maraut , lorsqu'on est devant un Autel, c'est pour y prier Dieu avec respect. Enfin lorsqu'il sortit il dit aux prisonniers : II n'est pas juste que je me sois diverti à vos dépens; je vous donne cent piastres pour le payement du vin que vous m'avez fait boire, & cent autres pour la réparation de la Chapelle devant laquelle je vous ai fait prier.
Jusqu'à présent, Monsieur, je ne vous ai entretenu que des Lettres de Monceca & de celles de Brito. Isaac Onis , leur Correspondant, faisoit la résidence au Caire; & tandis que ses amis l'instruisoient des mœurs & des usages des Chrétiens d'Europe, il leur rendoit compte 325|326 dans ses réponses de ce qui se passoit en Turquie & dans tous les pays que possède le Grand Seigneur. Onis avoit été Rabbin à Constantinople; il avoit beaucoup lu les Livres des différentes Religions, & ses Lettres roulent toutes sur quelques points qui y ont rapport. Ce sont autant de dissertations théologiques sur les sujets les plus intéressans de la croyance des Juifs, des Mahométans & des Chrétiens. Cet ancien Rabbin n'est pas plus modéré que scs deux amis sur le compte des Moines & des Ecclésiastiques. Ce sont partout les mêmes accusations, les mêmes invectives, les mêmes injustices. C'est le grand défaut de cet ouvrage, dans lequel d'ailleurs il y a beaucoup d'esprit. C'est un tableau moral de toute la terre. L'Auteur saisit habilement les vices & les ridicules de chaque Peuple, & les expose d'une manière neuve & piquante. Il a une façon de narrer qui lui est propre, sans affectation & sans emphase. Tout coule naturellement de sa plume , & l'on sent, en lisant ses Lettres, qu'il les a souvent écrites dans la première chaleur, sans se donner la peine d'y revenir de sang froid. On y desireroit donc 326|327 quelquefois un peu plus de précision, & autant de force que de hardiesse. Il n'en est pas de même de celles que l'Auteur a ajoutées dans cette nouvelle édi tion. On n'y trouve aucun des défauts que l'on pourroit reprocher aux anciennes. Elles traitent des affaires politiques de l'Europe, & des changemens survenus dans cette partie du Monde depuis la mort de l'Empereur Charles VI, jusqu'à la dernière Paix. Vous y verrez l'histoire des faits principaux arrivés pendant l'espace de dix ans, les causes qui les ont produits, le caractère des personnes qui les ont exécutes. Tous ces événemens s ont exposés dans la plus exacte vérité , sans passion & sans préjugés. L'Auteur n'a cherché qu'à instruire; & vous ne trouverez nulle part des affaires plus compliquées, détaillées avec plus de clarté & de précision.
On vient, Monsieur, de donner à la Haye une édition nouvelle du Livre de M. d'Argens , si connu sous le titre de Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique, entre un Juif voyageur en différens Etats de 169|170 l'Europe, & ses Correspondans en divers endroits. Cette édition est en huit petits Volumes. Lambert , Libraire à Paris, rue & à côté de la Comédie Françoise, en a quelques exemplaires. Les augmentations qu'on y a faites relèvent le mérite de cet ouvrage, qui, comme vous sçavez, a le plus contribué à la réputation de son Auteur. M. d'Argens y reprend, avec beaucoup de liberté, les vices & les ridicules des Pays où il a voyagé; & il mêle à sa critique une infinité de petites anecdotes qui en rendent la lecture agréable. Il suppose d'abord, dans sa première Lettre, que trois Juifs appellés Aaron Monceca , Jsaac Onis, & Jacob Brito se rendent compte mutuellement de ce qu'ils remarquent de plus singulier chez les différentes Nations où leurs affaires les conduisent. Aaron Monceca étoit arrivé de Constantinople à Marseille, d'où il partit quelques jours après pour Paris. A deux journées de Lyon, en descendant dans une Hôtellerie, il vit beaucoup de monde assemblé devant la maison d'un Apoticaire. Il en demanda la raison, & il apprit que l'Apoticaire venoit de surprendre sa femme avec un de ses garçons de Boutique. Le Maître auroit tué le Valet, si celui-ci ne s'é- 170|171 toit sauvé. Le mari tourna sa rage contre sa femme; mais les voisins étant accourus, on la délivra de ce furieux. Que fera- t-on à cette femme adultère , demanda Monceca? «Et que voulez-vous qu'on lui fasse, lui répondit celui à qui il faisoit cette question? Elle va porter plainte contre son mari, qui, n'ayant aucun témoin de l'affront fait à son honneur, sera obligé de lui donner une pension chez ses parens, où elle va se retirer. Ce sont nos loix; & nos Jurisconsultes, exemples des maris débonnaires, les ont approuvées & soutenues par des milliers de Volumes.» Les femmes du monde, les Petits-Maîtres, les filles d'Opéra, les gens de Lettres, les Spectacles, les Promenades, les Ecclésiastiques & les Moines sont les principaux objets de l'attention de Monceca, à son arrivée à Paris. L'intérêt ne conduit pas toujours nos Phrinés & nos Laïs.L'histoire suivante en est une preuve. Un jeune Officier prit de l'amour pour la Petit-Pas, morte il y a quelques années. Elle étoit Danseuse à l'Opéra. Il étoit aimable, mais, selon l'usage, il avoit peu d'argent comptant. Il n'avoit jamais parlé à l'Actrice, & n'en 171|172 étoit point connu. L'envie d'être auprès sa maîtresse, & de s'en faire aimer, lui suggéra un expédient bien extraordinaire. Il entra chez elle en qualité de Laquais. Il la servoit avec une attention si crupuleuse, & elle s'applaudissoit d'avoir fait une aussi bonne acquisition. Quelques jours s'écoulèrent sans qu'il se trouvât plus avancé qu'auparavant. La facilité de voir sa maîtresse devînt pour lui la source de bien des chagrins. Quel supplice en effet pour un amant d'être témoin du bonheur de ses rivaux! L'amour eut pitié de ses peines. Un jour la Petit-Pas donnoit à souper à un Officier du même Régiment. Le Laquais fut obligé de servir; il fut reconnu. L'Actrice lui sçut bon gré de ce stratagême; elle le fit mettre à table, & après le souper elle le conduisit dans sa chambre, lui fit passer la nuit avec elle, & le trouva aussi habile Amant que zélé Domestique. L'Officier jouit d'un bonheur paisible, jusqu'au moment où il fut obligé de retourner à sa garnison.
L'avanture suivante n'offre point l'image d'une félicité aussi douce. Deux jeunes Mousquetaires soupoient avec leurs maîtresses dans une Maison équi- 172|173 voque de la rue Saint Martin. Le Commissaire du Quartier s'y étant transporté, se mit en devoir de saisir les filles. Mais un des Mousquetaires éteignît la chandelle, & mettant l'épée à la main, cria de toutes ses forces: Tue, tue. Son camarade fit la même chose. Le Commissaire & les Archers mourant de peur, se mirent ventre à terre pour éviter la rencontre des épées. Les Mousquetaires gagnèrent la porte, emmenèrent les deux filles, & en sortant ils enfermèrent le Commissaire. Lorsqu'il n'entendit plus de bruit & qu'il fut rassuré, il voulut sortir; mais il fallut qu'il enfonçât la porte; ce qui donna le temps aux Mousquetaires & aux filles de se mettre en sureté.
Parmi les Auteurs vivans, ceux qui attirent principalement l'attention de Monceca , sont M. l'Abbé Prévôt , Mrs de Crébillon, de Voltaire , de Marivaux & de Montesquieu , dont il fait un juste éloge. L'Abbé Desfontaines & Rousseau vivoient alors: le premier est traité avec beaucoup de ménagement. Mais on fait de Rousseau un portrait affreux, qu'on ne devoit pas s'attendre à trouver dans les nouvelles éditions de ces Lettres. M. 173|174 le Marquis d'Argens m'a dit lui-même qu'il ne pouvoit se pardonner d'avoir écrit contre le grand Rousseau; qu'il avoit été cruellement trompé par une personne, qui lui avoit mandé que notre Horace venoit de faire, contre lui Marquis d'Argens, une Epigramme sanglante, dont il rapportoit même les deux premiers vers. Le Marquis se de chaîna en conséquence contre Rousseau; & celui-ci, qui ne sçavoit à quoi attribuer un pareil traitement, s'en plaignit avec douceur dans une Lettre qu'il écrivit à notre Auteur. Ils entrèrent en explication; & il n'en fallut pas davantage pour desabuser entièrement M. le Marquis d'Argens.
Monceca ne parle que des trois principales promenades de Paris, les Thuilleries, le Luxembourg & le Palais Royal; il n'étoit pas encore question dans ce temps-là de la promenade des Boulevards. Il prétend que le Jardin des Thuilleries est affecté à la médisance, le Luxembourg aux nouvellistes, & le Palais Royal à la galanterie. Un amant s'étoit caché dans un endroit écarté de ce dernier Jardin, & y attendoit sa maîtresse, qui lui avoit promis de l'al- 174|175 ler joindre. Elle sortit en disant à son mari qu'elle alloit prendre l'air. Il y consentit d'autant plus volontiers, qu'il avoit lui-même un rendez vous dans le même Jardin. L'endroit qu'il avoit choisi n'étoit pas éloigné de celui où étoit sa femme. Quelques personnes qui se promenoient du même côté, s'étant approchées du lieu où se passoient les deux scènes, interrompirent les acteurs & les obligèrent de changer de place. Quelle fut la surprise des deux amans quand ils virent qu'ils se rendoient le changes & que la femme de l'un étoit la maîtresse de l'autre!
Vous ne devez pas vous attendre, Monsieur, à beaucoup de ménagement de la part d'un Juif, quand il parle de nos Ecclésiastiques & de nos Moines ; cette matière est délicate, & vous me permettrez de ne pas m'y arrêter. Les réflexions de Monceca sur les Ministres, les Courtisans, les Financiers, les Médecins, les Avocats & le Peuple vous paroîtront plus modérées. II voudroit que les Princes ne choisissent pour Ministres que des personnes d'un âge déjà avancé, & qui ne fussent point mariées. Les Cardinaux de Richelieu , Ximenes & 175|176 Mazarin & «n'eussent peut-être pas atteint au degré où ils sont parvenus, s'ils avoient eu auprès d'eux un espion domestique, de la curiosité duquel il leur eût été impossible de pouvoir toujours se défendre.» On en voit cependant dont la politique est au-dessus de la tendresse conjugale, & qui sçavent s'observer assez, pour que les femmes qui ont le plus d'empire sur leur esprit ne puissent s'appercevoir de leurs secrets.
On regarde communément le caractère des Courtisans comme impénétrable; Aaron Monceca soutient qu'il est aussi aisé de lire dans leur cœur que dans celui d'un Bourgeois. Il tache de prouver qu'il n'y a'entre l'un & l'autre aucune différence, & que les hommes sont partout les mêmes. Les reproches qu'il fait aux Financiers sont rebattus. L'article des Médecins n'est qu'une répétition de ce que vous avez lu dans Molière. En comparant nos Avocats avec les anciens Orateurs, on trouve que ces derniers sont bien supérieurs en mérite. Ce n'est pas qu'ils ayent eu plus d'es prit; la seule différence des sujets qu'ils traitoient occasionnoit leurs avantages. Aujourd'hui on plaide, pour la fortune 176|177 d'un particulier, ou pour demander réparation d'une injure qui lui a été faite. Autrefois il n'étoit question que de la cause des Rois, ou des intérêts des Peuples & des Etats. Il ne faut donc pas s'étonner si nous ne voyons plus de Cicéron ni de Démosthène. En France le Peuple est sujet du Roi sans être esclave du Noble. Il n'est ni aussi libre, ni aussi dépendant qu'en Allemagne. Il tient un juste milieu qui fait son bonheur & la tranquillité de l'Etat.
Dans le temps que l'Auteur écrivoit ces Lettres en Hollande, l'histoire du Roi Théodore faisoit beaucoup de bruit dans toute l'Europe. Elle occupe ici une place considérable; & voici le portrait de cet homme célèbre, lorsqu'il aborda dans l'Isle de Corse. «Il étoit habillé d'une façon bisarre, & qui tenoit des différentes modes de toutes les Nations. Il portoit une robe à la Turque, il avoit à son côté une épée à l'Espagnole, sur sa tête une perruque à l'Angloise & un grand chapeau à l'Allemande, & il tenoit à la main une canne à bec de Corbin, comme celle des Petits-Maîtres François. Peut-être vouloit-il marquer, par sa parure 177|178 toutes les dignités dont il étoit revêtu; car il prenoit les titres de Grand d'Espagne, de Lord d'Angleterre, de Pair de France & de Baron du Saint Empire.» Tandis que le Roi Théodore jouoit son rôle dans l'Isle de Corse, un Mendiant faisoit à Paris un personnage aussi singulier. Il demandoit l'aumône avec une effronterie qui tenoit de l'indolence; &, comme un autre Diogene, il injurioit tous ceux qui ne lui plaisoient pas. On souffrit pendant quelque temps ses incartades; mais ayant eu la hardiesse d'entrer chez un Fermier Général & de s'asseoir à sa table avec son habillement crasseux & déchiré, le maître de la maison voulut le faire chasser par ses gens. Le cynique moderne se répandit en invectives, & le résultat de ce différend fut l'emprisonnement du Philosophe.
Monceca , pendant son séjour à Paris, reçoit souvent des nouvelles de son ami Brito, qui voyage en Italie. Brito remarque d'abord que les Allemands sont plus aimés des Italiens que les François; la raison en est toute simple: l'Allemand se contente de boire le vin de son hôte, de s'emparer du meilleur 178|179 appartement de la maison, sans beaucoup de cérémonie. Le François au contraire fait mille courbettes, loge au grenier, s'il le faut, dépense le peu d'argent qu'il a en festins & en présens; mais il cajole les femmes, & c'est ce que les Italiens n'aiment pas.
Plein d'admiration pour l'ancienne Rome, Brito arrive dans cette Capitale du monde. Quelle est sa surprise en voyant les anciens Sénateurs métamorphosés en Abbés , & l'Ordre des Chevaliers en un essain de Moines! Il va au champ de Mars, il n'y trouve que des ronces & des Serpens. Il veut voir les Arcenaux & l'état des armes de la République; on le mène dans la Bibliothèque du Vatican, & on lui montre les Bulles d'excommunication. Il s'informe de l'état des Finances, des fonds qui les produisent, & de l'arrangement qu'on prend pour les subsides; on lui ouvre des coffres remplis de Bulles d'Evêchés & de nominations aux bénéfices. Il est curieux de sçavoir les récompenses qu'on donne aux Citoyens qui se distinguent & les statues qu'on leur élève; on lui fait voir des Chapelets, des Agnus, des Reliquaires; &c. 179|180 Une partie du Colisée est détruite par la mauvaise foi du neveu d'un Pape. Il demanda à son Oncle la permission d'enlever du Cirque, pendant vinge- quatre heures de temps, quelques pierres dont il avoit besoin. Il employa près de trois mille Ouvriers, qui détruisirent en cinq ou six heures presque tout cet édifice: &, si on ne les eut empêchés de continuer, il eût été entièrement démoli.
On voit à Rome une multitude innombrable de Pauvres de tous les pays, auxquels on distribue de la soupe à une certaine heure à la porte des Monastères. Un Castillan nouvellement arrivé, & qui ignoroit à quelle heure se faisoit cette distribution, s'adressa à un pauvre Ecclésiastique François pour le sçavoir. La vanité Espagnole ne pouvoit souffrir qu'il demandât simplement la maison où l'on donnoit la. soupe & cette façon de parler lui paroissoit trop ignoble. Après avoir cherché une manière de s'exprimer moins basse, il n'en trouva point de plus convenable que de demander au François s'il avoit pris son chocolat ? « Mon chocolat, répondit l'Ecclesiastique; & comment voulez-vous 180|181 que je le paye? Je vis d'aumônes, & j'attens qu'on distribue la soupe au Couvent des Franciscains. Vous n'y avez donc pas encore été, dit le Castillan? Non, reprit le François; mais voici l'heure où je vais m'y rendre. Je vous prie de m'y conduire, dit le glorieux Espagnol; vous y verrez Dom Antonio Perez de Valcabro, de Redia, de Montalva , de Vega, &c, y donner à l a Postérité une marque de son humilité. Et qui sont ces gens-là, demanda le François ? C'est moi, reprit le Castillan. Si cela est, répliqua le François, dites plutôt un exemple de bon appétit.»
Rien n'est si amusant que de faire un tour de promenade sur les neuf heures du soir à Rome dans la rue de la Serène. On y voit deux cens femmes assises sur les portes des maisons, qui attendent tranquillement de bonnes fortunes. Lorsqu'il plait à quelqu'un d'acheter un repentir, il choisit, parmi toutes ces beautés, celle à qui il veut donner le mouchoir, & aussi-tôt il est conduit dans son appartement. Les chambres de ces Prêtresses de Venus sont toutes faites à peu près de même. Elles sont à 181|182 rez de chaussée, & de plain pied à rue. Un lit garni de rideaux blancs, une table , trois chaises de bois, une image de quelque Sainte, devant laquelle brûle une lampe, qui sert aussi à éclairer la chambre, en composent tout l'ameu blement. Avant que de pousser les choses jusqu'à un certain point, on tire un rideau devant l'Image de la Sainte. Lorsque tout est fini, on découvre le tableau. II est ainsi couvert & découvert vingt fois le jour, si la Maîtresse de la Maison a un peu de vogue.
Après un séjour de quelques mois, Brito partit de Rome pour se rendre a Gènes, & de-là à Turin. Les Génois sont le modèle des maris pacifiques. «Toutes les femmes ont leurs Sigisbées; c'est ainsi qu'on appelle l'ami de cœur du mari, qui se donne dans le Public pour le soupirant de la femme. Cette coutume est regardée comme une plaisanterie; & les époux comptent sur la fidélité des Sigisbées , plus que sur celle de leurs femmes. L'amitié qui les unit leur paroit un frein infaillible pour arrêter les feux dont ils pourraient bruler.» On dit que les Sénateurs Génois sont d'une hauteur 182|183 insupportable. On raconte qu'un d'entr'eux la poussoit jusqu'au ridicule. Il ne vouloit avoir que de grands Chevaux, de grands Domestiques, de grands appartemens. Sa table étoit servie avec de grands plats, de grandes assiètes. Il choisit une femme extrêmement grande; & lorsque quelqu'un lui parloit, il s'élevoit peu à peu sur la pointe de ses pieds pour paroître plus grand.
La façon de vivre des Piémontoïs est si uniforme, qu'elle ne fournit rien de bien remarquable. Le Juif Brito en dit beaucoup de mal, & les accuse en particulier d'une ignorance crasse & d'une extrême avarice. Aussi les quitte-t-il bientôt pour aller a Venise. Voici ce qu'il raconte des Nobles de cette République. On leur donne le titre d 'Excellence; & lorsqu'on veut les saluer on leur baise la manche. Le coude de cette manche forme une espèce de sac assez grand, & leur sert ordinairement de bissac lorsqu'ils vont au marché ou a là boucherie. Il arrive très-souvent que dans cette manche est renfermé un gigot de Mouton, ou une douzaine, d'artichaux. Les Nobles n'en sont ni moins fiers, ni moins infatués de leur dignité. 183|184
Un François se promenant dans la place de Saint Marc en heurta un par mégarde. Le Noble le prit gravement par le bras, & le pria de lui apprendre quelle bête il croyoit la plus lourde & la plus pesante. Le François, étonné d'une pareille question, resta quelque temps sans répondre. Mais le Vénitien, sans rien perdre de sa gravité, lui ayant redemandé la même chose, le François répondit bonnement qu'il croyoit que la bête la plus lourde étoit un Eléphant. Hé bien, dit fièrement le Vénitien, apprenez Monsieur l'Eléphant, qu'on ne heurte point un noble Vénitien.
II n'y a pas de pays au monde où l'on soit plus libre qu'à Venise, pourvu qu'on ne se mêle point des affaires du Gouvernement, sur lequel il faut observer un silence respectueux. On risque à le louer presque autant qu'à le blâmer; il ne faut en parler ni en bien ni en mal. Un Sculpteur Génois s'entretenant avec deux François, ceux-ci se répandirent en invectives contre le Sénat & la République, & le titre de Pantalon fut donné plusieurs fois aux Sénateurs. Le Génois défendit les Vénitiens le plus qu'il lui fut possible; les François eurent 184|185 l'avantage. Le lendemain le Conseil d 'Etat envoya chercher le Génois, qui arriva tout tremblant. On lui demanda s'il reconnoîtroit les deux personnes avec qui il avoit eu une conversation sur le Gouvernement de la République? A ce discours sa peur redoubla; il répondit qu'il croyoit n'avoir rien dit qui ne fut en faveur du Sénat. On lui ordonna de passer dans une chambre voisine, où il vit les deux François morts & pendus au plancher. Il crut sa perte assurée; mais on le ramena devant les Sénateurs & celui qui présidoit lui dit gravement: Taisez-vous une autre fois, mon ami; notre République n'a pas besoin d'un défenseur de votre espèce.
Les Vénitiens croyent que le chemin des sciences doit être ouvert à tous les hommes, de quelque Religion qu'ils soient; & sur ce principe, ils permettent à l'Université de Padoue d'accorder le bonnet Doctoral, sans exiger la profession de foi ordonnée par les Papes. Ainsi le corps de leurs Docteurs est composé de Catholiques, de Schismatiques, d'Hérétiques, de Juifs, de Mahométans même, s'il plaît à ces derniers de prendre le bonnet. 185|186
On peut encore à Venise écrire & faire imprimer tout ce qu'on juge à propos, pourvu que la République ne soit point intéressée dans les ouvrages. Les principaux Livres de toutes les Religions ont été imprimés dans cette Ville. Les Juifs y ont fait une édition du Talmud, les Turcs de l' Alcoran, & Fra-Paolo de l'Histoire du Concile de Trente. La plupart des Eglises y portent des noms de l'ancien Testament, comme l'Eglise de Saint Job , de Saint Moise , de Saint Samuel, de Saint Daniel , de Saint Zacharie, de Saint Jérémie , &c. Les religieux qui desservent cette dernière Eglise assurent qu'ils conservent une dent de ce Prophète.
Les deux Villes considérables que Brito a encore à voir en Italie, sont Naples & Milan. Ce Juif ne traite pas mieux les Napolitains que les Piémontois; & sa Lettre ne contient rien de particulier sur les mœurs & les coutumes de ce Peuple. Le Carneval de Milan est presque aussi gai que celui de Venise. Depuis Noël jusqu'au Carême on va en foule dans les Couvens voir représenter des Comédies à la grille. Les Religieuses s'habillent en Arlequins, en Scaramou- 186|187 ches, en Mezetins & en Pantalons; elles representent souvent mieux leur rôle que de véritables Comédiens. Les Moines jouent aussi des farces publiquement dans leurs Couvens, & ils portent quelquefois la complaisance jusqu'à aller représenter leurs pièces dans les maisons particulières. Les Milanois ont une façon singulière d'applaudir aux Acteurs
& aux Actrices dans les Spectacles publics. Ils composent des Sonnets ou les font faire par quelques Poètes à gages; & lorsqu'ils sont satisfaits du jeu d'un Acteur, ils jettent de tous côtés sur le
Théâtre ces Sonnets imprimes, qui contiennent les louanges de l'Acteur qui reussit. Vous sçavez, Monsieur, que les Anglois ont une autre manière d'applaudir, qui plaît beaucoup plus aux Comédiens: ils jettent, au lieu de vers, des bourses pleines de guinées. On conserve à Milan les deux plus anciennes Reliques du Monde. L'une est la Verge de Moïse & l'autre son Serpent d'airain. La première se voit à la Cathédrale; la seconde est élevée sur une colomne dans la Sacristie de l'Eglise de Saint Ambroise.
Suite des Lettres Juives.
Je vous ai fait part, Monsieur, de ce que les Juifs Brito & Monceca ont vu de plus remarquable en France & en Italie; voici ce que la Hollande, l'Angleterre, l'Espagne & le Portugal leur ont offert de plus curieux. Monceca quitta Paris pour se rendre à Amsterdam, & prit sa route par la Flandres. A Lille il s'appliqua à connoître de quelle manière les Officiers vivent dans leurs garnisons. Il eut à ce sujet, avec un de ces Messieurs, une conversation sur les femmes. Il y a quelque temps, dit le Mili- 311|312 taire, qu'étant auprès d'une femme, peine faisois-je réflexion que je lui parlois, tant j'avois alors de distractions. Elle tira un de ses gands; sa main nue frappa par hazard ma vue. Ah ! la belle main, m'écriai-je, sans penser à ce que je disois. Vous vous moquez, répondit en souriant cette femme, qui fut très-flattée de ma louange, quoiqu'elle eût réellement la main fort vilaine; je n'en connois point , continua-t-elle, d'aussi laide. Vous vous trompez , Madame, repris-je, toujours également distrait ; j'en sçais de bien plus mal faites. Je vous défie, reprit-elle, de me les montrer. Dans ce moment, la distraction durant toujours, je pris l'autre main de cette femme, & lui dis: en voilà une, Madame, qui pour le moins est aussi laide que l'autre. En passant par les différentes Villes de la Flandres, l'attention principale de Monceca étoit de s'instruire des traditions du pays. On lui raconta une anecdote plaisante sur la Citadelle d'Anvers. Elle vous prouvera, Monsieur, la naïveté des Flamands, & leur façon singulière de s'exprimer. Lorsque ce Fort fut remis, par les Espagnols, entre les mains du Duc d'Arscot , ce Duc prononça son 312|313 serment en ces termes : Je Jure par le nom de Dieu & de Sainte Marie que je garderai fidellement cette Citadelle. A quoi il fut répondu en cérémonie: Si vous faites ainsi, Dieu vous soit en aide; sinon, que le Diable vous emporte en corps & en ame. Le reste de l'assemblée répondit, avec beaucoup de dévotion, Amen.
Le Juif Monceca donne autant de louanges aux Hollandois que de ridicules aux Flamands. Ses éloges sont si outrés, qu'on est tenté de croire que l'Auteur en eût supprimé une partie, s'il eut écrit ailleurs qu'en Hollande. Il y a cependant deux sortes de gens dont il dit beaucoup de mal, la populace & les Auteurs. La première est brutale & insolente. « Si l'on ramassoit tous les mauvais Ecrivains dont les Provines-Unies fourmillent, on pourroit faire une Colonie, où de long-temps le bon sens & le jugement ne se trouveroient. »
A mesure que le Juif s'éloigne d'Amsterdam, sa plume devient plus hardie, & sa critique plus piquante. Il est à peine arrivé à Londres qu'il se dédommage sur les Anglois. «Quand on considère, dit-il, le penchant qu'ont ces 313|314 Peuples à la chicane, & la sagesse qui règne dans leurs discours & dans leurs Livres, on est tenté de croire qu'ils parlent comme des Philosophes, qu'ils pensent comme des Procureurs, & qu'ils agissent comme des Normans. Ce qu'il y a de certain, ajoute-t-il, c'est qu'on trouve autant de faux témoins en Angleterre qu'en Normandie.»
Des qu'un homme est mort dans la Grande Bretagne, on a soin de lui ôter tous les vêtemens qu'il porte, faits avec du fil, & de le couvrir d'une espèce de tunique de laine blanche, avec laquelle il est enterré. Il est défendu d'employer autre chose que de la laine pour coudre ces suaires; & ce seroit un crime de se servir d'une aiguillée de fil de lin ou de chanvre. Vous demandez la raison d'un usage aussi extraordinaire. C'est pour éloigner des morts toutes sortes de toiles, & procurer le débit des laines, qui sont en très-grande abondance dans le pays. On veut que les morts eux-mêmes contribuent à l'agrandissement du Commerce; & il n'est pas, jusqu'aux cordes dont on se sert pour les Criminels, qui ne soient de laine. 314|315 Croiriez-vous, Monsieur, que l'exécution de ces malheureux devient souvent en Angleterre un spectacle divertitssant? Monceca vit un jour une vingtaine de Voleurs qu'on menoit à la potence. Il y en avoit plusieurs parmi eux qui étoient excessivement parés. Quand ils furent tous arrivés au pied du gibet, un d'entr'eux, qui étoit assis sur la charette, se leva; il toussa, cracha, se moucha, mit des gands blancs qu'il tira de sa poche; après quoi il apprit aux auditeurs que le Ciel permettoit qu'il fût pendu. Il fit à ce sujet un discours fort pathétique; & pendant ce temps-là un de ses camarades faisoit mille grimaces grotesques, disoit de temps en temps quelques mauvaises plaisanteries, & tachoit de faire rire les spectateurs. Tandis qu'ils s'occupoient ainsi à divertir le Public, le Boureau attacha à une des poutres du gibet les cordes, dont l'autre bout tenoit au coû de ces misérables, donna du fouet à ces Chevaux qui entraînèrent brusquement le Théâtre; les planches venant à manquer sous les pieds des Acteurs, ils relièrent tous suspendus en l'air. Monceca demanda pourquoi ces deux Voleurs avoient affecté une intré- 315|316 pidité qui n'avoit point paru dans les autres Criminels? C'est, lui répondit-on, qu'ils ont voulu réparer la honte de leur supplice. Il n'a plus rien de déshonorant pour eux quand ils le souffrent sans en paroître émus. Tel est le préjuge des Anglois; ils rendent toute leur estime à un homme qui sçait mépriser la mort, quelle que soit d'ailleurs l'infamie de son crime. C'est sans doute cette façon de penser sur le mépris de la mort, qui rend le Suicide si commun en Angleterre.
Il y a quelques années qu'un François étant à Londres se mit dans la tête d'imiter en ce point les Anglois. Je veux, dit -il, leur montrer que notre Nation vaut bien la leur; oui, oui, je me charge de prouver cette égalité. Il prit un rasoir, & ayant choisi le temps où il se trouvoit seul chez lui, il voulut se couper la gorge; mais il n'eut point assez de courage pour enfoncer entièrement le rasoir, & ne se fit qu'une grande blessure. Dés qu'il vit couler son sang il appella du monde. Quelques Anglois accourus, voyant de quoi il s'agissoit, commencèrent à insulter ce malheureux, au lieu de songer à le secourir. Ces chiens 316|317 de François,disoient-ils, veulent faire comme nous, & ils n'ont pas le courage de se couper le coû. N'aimez-vous pas mieux, Monsieur, la singulière fermeté d'un Espagnol, qui ayant perdu tout son bien par une banqueroute, fit rougir le Destin de son injustice. Sans sortir de sa tranquillité ordinaire, il présenta une corde à la Fortune: Tiens , lui dit-il, pends-toi de déspoir de n'avoir pu venir à bout de m'obliger à me pendre.
Tandis que le Juif Aaron Monceca parcouroit les différens pays du Nord, je vous ai dit, Monsieur , que Jacob Brito, son ami, voyageoit en Espagne & en Portugal. Il avoit pris sa route par le midi de la France, & avoit passé par Montpellier, pour se rendre en suite à Barcelonne. Il séjourna quelque temps dans la première de ces deux Villes; & comme il y vit beaucoup de Médecins, il prend de-là occasion de les tourner en ridicule. Je ne rapporterai qu'une anecdote curieuse qui regarde le célèbre Muret. Voici de quelle manière cet éloquent Latiniste manqua d'être la victime de la Faculté. Ayant été obligé de quitter la France, où il étoit poursuivi 317|318 criminellement, il se réfugia en Italie, Il tomba malade durant sa route, & il fit appeller un Médecin. Muret étoit très-mal vêtu, parce qu'il s'étoit déguisé en pauvre, dans la crainte d'être découvert. Le Médecin le traita quelque temps sans succès; & trouvant sa maladie dangereuse, il amena un autre Médecin avec lui pour conférer ensemble sur l'état du malade. Ils consultèrent tous deux en sa présence en Latin, ne croyant pas qu'un François, en si mauvais équipage, entendît cette Langue. Muret ne perdoit pas un seul mot de ce qu'ils disoient. Après avoir disputé longtemps sur un remède non usité, l'un d'eux se mit à dire: faciamus périculum in corpore vili. Le malade prit la parole, & leur reprocha, d'une manière pathétique & dans un Latin très-éloquent, leur dessein pernicieux. Sa science lui fut utile; car dès que les Médecins le connurent, ils le traitèrent avec beaucoup d'attention, & le tirèrent du triste état dans lequel il se trouvoit.
Je reviens à Brito , qui est enfin arrivé en Espagne. On ne sçauroit croire a quel point le Peuple y est orgueilleux: rien n'est plus ridicule que de voir les 318|319 jours de Fêtes une foule d'ouvriers se promener fièrement, vêtus de soye, portant l'épée , & se donnant mutuellement des titres très-honorables. Lors-qu' un Paysan en rencontre un autre dans les champs, il le salue gravement, & lui dit d'un ton emphatique : Adio, Seignor Cavallero. L'autre répond avec beaucoup de sérieux à cette politesse; & le tout se passe avec autant de majesté que l'entrevue de deux Monarques.
Dans un pays où le petit peuple est si fier, que pensez vous, Monsieur, que doivent être les Grands? Un d'entr'eux fut un jour si outré de ce qu'un homme de rien avoit été élevé à la dignité de Grand d'Espagne, qu'il résolut de ne plus voir le Soleil, pour le punir d'avoir eu l'impertinence d'éclairer un semblable forfait. Ce Seigneur se mit au lit en apprenant cette funeste nouvelle; lorsque ses gens entroient le matin dans son appartement, son Valet de Chambre ouvroit la fenêtre. Alors il lui demandoit: Mon Boucher a-t-il été fait Grand d'Espagne? Non, Monseigneur, lui répondoit le Domestique. Hé bien, fermez la fenêtre, continuoit-il. Cette triste 319|320 Comédie recommença ainsi tous les jours jusqu'à sa mort, & rien ne put jamais le réconcilier ni avec le Soleil ni avec les hommes. Les autres Seigneurs Espagnols ne poussèrent pas tout-à-fait aussi loin l'excès de leur mécontentement. Ils se contentèrent de se dire les uns aux autres avec de grands soupirs:
O tempora ! O mores !
On observe en Espagne, avec une rigueur incroyable, ce qu'on appelle l' Etiquette de la Cour. La Reine, épouse de Charles II, aimoit beaucoup à monter à Cheval. Elle voulut un jour en essayer un qu'on lui avoit amené de la Province d'Andalousie. A peine fut-elle dessus qu'il se cabra & la fit tomber. Le pied de la Princesse s'accrocha malheureusement à l'étrier, & le Cheval entraîna la Reine, sans que personne osât la secourir. L'Etiquette s'y opposoit formellement; car il est défendu à quelque homme que ce soit, sous peine de la vie, de toucher le pied d'une Reine d'Espagne. Charles II qui étoit amoureux de sa femme, faisoit, du haut d'un balcon, des cris étonnans; mais l'Etiquette retenoit les graves Es pagnols. Cependant deux Cavaliers ré- 320|321
solurent de délivrer la Princesse; &, malgré la rigueur de la loi, l'un se saisit de la bride du Cheval, l'autre dégagea le pied de sa Majesté. Ils songèrent ensuite à la peine qu'ils avoient méritée pour avoir violé une loi aussi auguste; ils profitèrent du trouble où l'on étoit encore pour se sauver. Mais la Reine demanda la grâce des deux coupables, & l'obtint.
Le Portugal offre peu d'objets curieux aux Voyageurs. Les femmes y sont les esclaves de leurs maris plutôt que leurs épouses. Le sexe y vit dans une contrainte qui donne lieu à des crimes inconnus dans les autres pays. Il arrive très-souvent qu'un frère devient l'amant de sa sœur; & les Portugais regardent comme une faute légère les crimes de cette espèce. Le Juif Brito avoit observé que parmi ceux qui pilent du marbre à Rome sur le degré du Dôme de Saint Pierre (c'est la pénitence ordinaire pour ces sortes de fautes) il y avoit dix Portugais contre un seul de quelque autre Nation.
Avant que de s'embarquer pour Constantinople, où Jacob Brito devoit rejoindre son ami Monceca, ses affaires 321|322 l'obligent d'aller passer quelque temps à Alger & sur les côtes de Barbarie. Le Gouvernement de ce pays ressemble à celui de l'ancienne Rome; c'est-à-dire, que les Soldats y sont aussi insolens que l'étoient les Légions, & les Souverains aussi cruels que les Dioclétiens & les Caligulas. C'est le crime qui les met ordinairement sur le Trône; c'est aussi le crime qui les en fait descendre. Un Prince ne règne à Alger que jusqu'à ce qu'il trouve quelqu'un qui, au risque de sa vie, veuille entreprendre de le ruer. Ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'on voit souvent le meurtrier reconnu pour Souverain; & ce changement arrive avec au tant de tranquillité que si on eut ôté la vie au plus misérable Plébeïen.
Les femmes sont plus libres dans toute la Barbarie que dans le Levant. Il y a cependant à Alger une loi terrible contre celles qui sont convaincues d'avoir eu un commerce d'amour avec les Chrétiens. Elles sont condamnées à être noyées dans la mer, la tète liée dans un sac, à moins que leurs amans ne se fassent Mahométans. On voit de fréquens exemples d'une punition aussi rigoureuse; &, malgré cela, les filles & 322|323 les femmes ont pour les Chrétiens un penchant invincible. Ceux-ci ne sont cependant que des Esclaves employés aux services les plus vils. Comme il leur est défendu de s'entretenir avec les femmes , ils ont une adresse admirable pour leur marquer leur amour, par l'assemblage de plusieurs fleurs, & par l'ordre qu'ils mettent dans un Parterre. «Un bouquet fait d'une certaine manière contient autant de choses tendres & passionnées qu'on pourrait en mettre dans une Lettre de huit pages. L'Amarante, auprès de la Violette, signifie qu'on espère qu'après le départ du mari on se consolera des maux que cause sa présence. La fleur d'Orange marque l'espérance, le Souci exprime le desespoir, l'Immortelle témoigne la confiance, la Tulippe reproche l'infidélité, la Rose célèbre la joie & loue la beauté, &c. Les Esclaves ne sont point embarrassés pour donner ces billets doux à leurs maîtresses; il y a quelques endroits cachés dans les Jardins, où elles sçavent qu'on a soin de les placer. Elles répondent de la même manière; & en ramassant quelques fleurs, elles forment leurs Lettres 323|324 sans qu'on puisse s'appercevoir de cette manière d'écrire, dont quelquefois la signification des principaux caractères n'est connue que de deux personnes, qui ont soin de changer plusieurs choses au langage ordinaire, afin de prévenir toute sorte de surprise.»
On donne le nom de Bey aux Souverains d'Alger, de Tripoli & de Tunis. Celui qui regnoit il y a quelque temps dans cette dernière Ville se nommait Amurat. Au travers des plus grandes folies, on voyoit en lui des traces de libéralité, d'amitié & même de grandeur d'ame, mais toujours marquées au coin de la bizarrerie. Une nuit , après avoir beaucoup bû, il alla dans la prison des Esclaves Chrétiens; ces malheureux furent très-surpris de cette visite; & comme ils le virent yvre, ils ne doutèrent point qu'il ne vînt se divertir à couper quelques têtes. Loin qu' Amurat songeât à faire mourir aucun Esclave, il voulut boire & manger dans leur prison. Il leur ordonna de lui pré parer un repas, & resta à table jusqu'au jour. Alors le vin augmentant sa bonne humeur, il dit à quelques Renégats de sa suite qui avoient fait la débauche 324|325 avec lui : «Vous êtes des coquins qui avez renié votre Dieu; mais il faut que je vous raccommode avec votre premier Maître, & que vous m'ayez cette obligation.» Il prit ensuite une Croix, & les obligea tous de la baiser & de l'adorer. Après cela il ordonna à tous les prisonniers de se mettre à genoux devant un Autel élevé dans un des coins de la prison, & d'y faire leurs prières ordinaires. Un d'entr'eux ne paroissant point à Amurat aussi dévot qu'il le falloit, il lui donna un soufflet, en lui disant: Maraut , lorsqu'on est devant un Autel, c'est pour y prier Dieu avec respect. Enfin lorsqu'il sortit il dit aux prisonniers : II n'est pas juste que je me sois diverti à vos dépens; je vous donne cent piastres pour le payement du vin que vous m'avez fait boire, & cent autres pour la réparation de la Chapelle devant laquelle je vous ai fait prier.
Jusqu'à présent, Monsieur, je ne vous ai entretenu que des Lettres de Monceca & de celles de Brito. Isaac Onis , leur Correspondant, faisoit la résidence au Caire; & tandis que ses amis l'instruisoient des mœurs & des usages des Chrétiens d'Europe, il leur rendoit compte 325|326 dans ses réponses de ce qui se passoit en Turquie & dans tous les pays que possède le Grand Seigneur. Onis avoit été Rabbin à Constantinople; il avoit beaucoup lu les Livres des différentes Religions, & ses Lettres roulent toutes sur quelques points qui y ont rapport. Ce sont autant de dissertations théologiques sur les sujets les plus intéressans de la croyance des Juifs, des Mahométans & des Chrétiens. Cet ancien Rabbin n'est pas plus modéré que scs deux amis sur le compte des Moines & des Ecclésiastiques. Ce sont partout les mêmes accusations, les mêmes invectives, les mêmes injustices. C'est le grand défaut de cet ouvrage, dans lequel d'ailleurs il y a beaucoup d'esprit. C'est un tableau moral de toute la terre. L'Auteur saisit habilement les vices & les ridicules de chaque Peuple, & les expose d'une manière neuve & piquante. Il a une façon de narrer qui lui est propre, sans affectation & sans emphase. Tout coule naturellement de sa plume , & l'on sent, en lisant ses Lettres, qu'il les a souvent écrites dans la première chaleur, sans se donner la peine d'y revenir de sang froid. On y desireroit donc 326|327 quelquefois un peu plus de précision, & autant de force que de hardiesse. Il n'en est pas de même de celles que l'Auteur a ajoutées dans cette nouvelle édi tion. On n'y trouve aucun des défauts que l'on pourroit reprocher aux anciennes. Elles traitent des affaires politiques de l'Europe, & des changemens survenus dans cette partie du Monde depuis la mort de l'Empereur Charles VI, jusqu'à la dernière Paix. Vous y verrez l'histoire des faits principaux arrivés pendant l'espace de dix ans, les causes qui les ont produits, le caractère des personnes qui les ont exécutes. Tous ces événemens s ont exposés dans la plus exacte vérité , sans passion & sans préjugés. L'Auteur n'a cherché qu'à instruire; & vous ne trouverez nulle part des affaires plus compliquées, détaillées avec plus de clarté & de précision.
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