Portrait du Marquis d'Argens, extrait du Petit-Maître Philosophe, ou Voyages et avantures de Genu Soalhat Chevalier de Mainvillers dans les Principales Cours de l'Europe. T. 3, A la Mecque, Aux Dépens des Pelerins, 1751, p. 1-13:
Pour vous présenter, Madame, un tableau frappant de l’état comme anéanti où étoit le Marquis d’Argens, il est nécessaire que je vous donne une autre idée de sa
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personne & de son genre de vie, que ne l'offrent la mauvaise Estampe que l'on a faite de lui, & l'étonnante suite de volumes qui sont sortis de sa plume. A examiner son portrait, l'on croiroit en honneur y voir l'air rebarbaratif de ces anciens fous, qui sous le titre d'amateurs de la sagesse, se déclaroient les ennemis du genre humain. A considérer l'érudition qui noye ses Ouvrages, vous vous imagineriez qu' enseveli sous un tas de vieux papiers & d'anciens volumes, il auroit consumé jusqu' à ses plus légers momens dans une application forcée.
VOILA le Marquis d'Argens en perspective pour ceux qui ne l'ont point vu ; rapprochons le pour le
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faire connoître. Je commencerai d'abord par avancer, que quelque prodigieuse que soit la quantité de ses Ouvrages, son incroyable mémoire & sa rapide facilité à écrire, lui ont ménagé plus des
trois quarts de son tems en faveur de fa passion favorite. Nommer cette passion celle de l'amour, chose en vérité inutile : deviner qu'elle étoit la source de son hypocondrie, chose aussi fort facile.
A l'égard de sa représentation,
le Peintre a tort & non sa physionomie. Elle est noble en son tout, & amoureuse dans le détail. Deux grands yeux bleus au-travers desquels l'on jureroit que son ame voudroit sortir, lorsqu'il est dans la joye, ou lorsque son inquié-
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te activité cherche à démêler le vrai ou le faux des idées humaines, deviennent ardens comme ceux d'un Satyre, pris de l'objet qu'il aime, & semblent s'éteindre dans les malheureux quarts d'heures de l'amour.
JE ne dirai rien de ce que ses autres traits peuvent avoir de régulier & de gracieux, ne pensant pas comme Bussi-Rabutin, qui détailloit aussi scrupuleusement un Cavalier, qu'il auroit pu faire une héroïne de Roman.
DANS l'homme il ne faut, Madame, s'attacher qu'aux yeux ; par la raison que l'on dit qu'ils sont le miroir de l'ame ; je pourrois dire aussi, qu'ils sont comme un verre-lentilleux, où par un
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millier de rayons, il semble que le tout du caractère de la personne vient se réfléchir, & se peindre en grand aux regards des connoisseurs. Celui du Marquis d'Argens est si diversifié & se modifie si rapidement d'un instant à l'autre, que l'on diroit qu'il n'en a point d'arrêté. Mû par deux seules passions, par l'amour de la gloire littéraire, qu'il subordonne cependant à celui du Sexe, il y rapporte tous ses mouvemens de haine & d'amitié ; mouvemens qu'il sçait couvrir d’un genre de politique, qui ne donneroit pas une haute opinion des sentimens de son ame, si l'on ne connoissoit toute la bonté de son cœur ; mais bonté de cœur qui devient
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fureur lorsqu'il croit qu'on le trahit. Je l'ai vu souvent s'exhaler dans les termes les plus offensans & dans les menaces les plus terribles, contre des personnes qui avoient blessé son amour, ou critiqué les Ouvrages qui sortoient de sa plume & de celle de sa Maîtresse. Ces mêmes personnnes paroissoient-elles ? il leur tendoit la main, il leur parloit du ton le plus séducteur de l’amitié. Né doux, & redoutant les impertinences en face, il n'ose aussi rien dire en face à ceux qu'il hait. Mais en leur absence il se dédommage de la contrainte, & va travailler tranquillement à jouer quelque tour de sa façon à ceux qu'il croit méchans, ou qu'il redoute pour
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ses secrets. On pourroit lui dire ce qu'un favori disoit à un grand Roi : Ah ! Sire ne m'honorez point de vos secrets, vous me haïriez bientôt. De confident le plus intime du Marquis, je suis devenu moi-même l'objet de sa froideur & de ses terreurs, après avoir dit cent fois, & pendant le cours de plus de deux ans, qu'il devoit au ciel mon arrivée à Berlin, & la vie à mon commerce enjoué & plein de ressources pour un ami*. Amour! Amour! que tu brouille d'amis pour une seule femme ! que tu fais faire d’injustices ! Est-ce parce que tu les sçais rendre
* Le Marquis est trop galant homme pour démentir sur cela cent honnêtes-gens à qui il s'expliquoit ainsi.
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excusables & mêmes louables ?
LE Marquis d'Argens, Madame, est au surplus spirituel, enjoué & charmant dans la Société. Personne n'a le vin si doux, si agréable & si amusant que lui; il auroit, enfin, en tout tems le ton de la bonne compagnie, si lorsqu'on le met sur les voyes de la dispute, la forte persuasion de ses idées Philosophiques ne l'excitoit pas à crier. Je l'ai vu un jour disputer avec tant de véhémence, que sa perruque en sautoit de sa tête. Une Dame respectable par son âge & son caractère, se trouvant incommodée dans son appartement, passa dans celui où il étoit pour le prier de modérer le ton de sa voix: mais tout occupé
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du fil de ses pensées, il prit cette
femme, sans sçavoir ce qu'il faisoit, la tourbillonna dans sa chambre, & revint prendre la suite de
la dispute. On eut bien de la
peine à la faire finir, pour lui raconter en riant ce qu'il venoit de
faire. Il revint enfin à lui, & en
ayant ri comme les autres, il fut
demander pardon à la Dame avec
cette grâce dont les charmes
lui sont propres & lui gagnent
tous les cœurs.
LE Marquis d'Argens, tel que je viens vous le dépeindre, vif, amusant & semillant dans les cercles, n'étoit plus le même lorsque quelque chagrin le retenoit dans son lit. C'étoit l'hypocondrie personnifiée, La tête ensevelie
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dans un large & long bonnet de nuit, le corps entortillé dans sept ou huit couvertures, l’œil fixe & morne, la bouche pâle & close, ne souffrant dans sa chambre qu'un jour plus triste que l’obscurité même, il tenoit autant de l'homme défunt que de l'être vivant, & l'on ne sçauroit pour lequel décider, si quelques monosyllables énergiques, lâchés après son fidéle Laquais Matthieu, ne faisoient connnoître que son ame réside encore chez lui. Aussi de quoi s'avise dans ces momens ce Domestique, de lui venir annoncer que quatre heures après midi sont sonnées. Cinq heures ne lui ont pas encore fait entendre l'ordre d'apporter à dîner. Mais Mat-
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thieu, qui a ses affaires, ne se rebute point, & fait tant que son
Maître a dîné à cinq heures &
demie.
IL est bon, Madame, de vous faire faire connoissance avec ce Valet unique en son espece. Imaginez-vous, Madame, un individu formé sur la terre pour montrer jusqu à quel degré l'on peut être épais & malin. Imaginez vous encore une figure que l'on croiroit venuë de la Lapponie si l'on ne sçavoit qu'elle sort de Hollande. Ceux qui sont assez injustes pour ne pas aimer cette Nation, & qui en voudraient répandre une idée comique, devraient payer pension à Matthieu l'Hollandois, & le faire voyager par toute la terre. Ce
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garçon a cependant cela de bon, c'est qu'il sçait concilier sa bonne & franche matérialité, avec la plus subtile activité pour ses intérêts. C’est un instinct fort étendu chez lui. Pour ce qui est de sçavoir travestir la vérité, il partage cet heureux talent avec de plus allertes que lui. Mais il a une qualité peu commune chez ses confrères, & qui le rend précieux à son Maître ; c'est que tout ce qu'il a vu & entendu, est comme anéanti avec le reste de ses ideés.
ANNONCÉ, Madame, par ce Maître des Cérémonies du Marquis d'Argens, je m'approchai de son lit, en lui disant : que n'ayant point ouï dire qu'il fut malade, j'osois lui demander si c'étoit
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l’esprit ou le cœur qui le retenoit dans une situation si propre à la méditation . . .
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