Extrait du Petit-Maître Philosophe, ou Voyages et avantures de Genu Soalhat Chevalier de Mainvillers dans les Principales Cours de l'Europe. T. 1, A la Mecque, Aux Dépens des Pelerins, 1751, p. 1-11:
"Vous me parlez, Madame, de faire ma cour à un prince tout aimable, en lui racontant mes Avantures. Vous êtes vous-même trop belle et trop
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spirituelle pour que l'on vous refuse rien. J'entreprens donc d'écrire l'Histoire de ma Vie! Sur mon âme, je trouve cette idée si voisine de l'extravagance, que pour la première fois de mes jours, je réfléchis à ce que
je dois faire. Quel intérêt le Public peut-il prendre aux affaires d'un homme qui ne s'est jamais fort embarrassé de lui être utile? N'est-ce pas plutôt insulter les hommes, de les instruire de la parfaite indifférence dont j'honore tout ce qu'ils font, disent et croyent; de leur apprendre enfin, qu'après avoir abjuré leur societé, je me suis renfermé dans le seul commerce
des femmes, comme plus aimable pour ceux qui sçavent en tirer parti
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DE quel œil, en effet, Messieurs les Sages du Siècle me verront-ils faire l'amour lorsque le cœur me le dit, devenir inconstant lorsqu'il ne me dit plus rien; parcourir l'Europe d'une extrémité à l'autre lorsque la fantaisie m'en prend, & faire de mes courses une espece de Carte galante : ne suivre l’impression du bien, que parce que le Ciel toujours trop bon, ne me fait trouver aucun goût dans tout ce qui approche du mal : étudier, enfin, non pour faire de moi un Docteur, mais pour satisfaire la
louable curiosité dont j'ai toujours été possédé. Péché favori qui auroit je crois absorbé tous mes momens, sans le péché mignon des jolies femmes. J'entens
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celles qui ont un génie supérieur, car avec celles qui sont sotes, l’on ne peut faire que le personnage d'un sot.
JE me vois exilé par d’injustes menées & relancé même jusques dans la Savoye: pays qui a cela d’aimable qu'il n'éteint point l’amour de la Patrie, Pour m’y desennuyer, il faut donc faire un Livre, & écrire mes Avantures passées. Bel amusement pour un homme qui en cherche toujours de nouvelles !
QUE faire, Madame, il faut quelquefois attacher les idées du plaisir aux choses le plus ennuyeuses, lorsque l’on n’en a point de plus amusantes. Je dis amusantes, car mon Systême, & qui sera celui
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de tous les honnêtes gens est que puisque nous sommes condamnés à être hommes, il faut bercer & amuser la vie. C’est un enfant qui crie & se tourmente lorsqu'il s'ennuye. L'ennui est le crime des sots.
L’ON m'accusera peut-être aussi de chercher trop a m égayer dans cette Histoire, & de consulter plutôt mon imagination que ma mémoire. J’ose cependant assurer, que j’ai été assez fou dans le cours de ma vie, sans que j’aille imaginer d’autres folies ; & le récit de mes Avantures aura du moins cela d’estimable, que les plus légères circonstances y seront puisées dans les plus pures sources de la vérité. Commençons, Madame.
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MAIS pour bien commencer à écrire sa vie, il faut je crois établir que l’on a fait le saut du néant à l'être. Cependant comme les Philosophes prétendent que la Nature ne fait point de saut, & qu’elle a toujours des milieux, j'établirai pour mon passage du rien à quelque chose, le ventre de ma Mère, où malgré l'énorme & bénit Chapelet qu’une Dévote lui avoit passé dans le cou, je fis un tel vacarme, que mon premier coup d’essai pensa lui coûter la vie.
CELLE qui me donna le jour ne fut donc redevable des siens qu’au seul St. Bonaventure. Les plus incrédules croiront facilement ce miracle, quand ils sçauront que
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ce grand Saint se servit des tambours, qui vont le jour de sa fête saluer les personnes notables de Mainvillers. Quand ils vinrent chez nous, ils firent brusquement un si horrible carillon, que n'ayant encore rien entendu de pareil, je fis un bond qui nous débarrassa ma Mère & moi, & nous mit sur le champ hors de plus grande contestation.
LES faiseurs d'horoscopes entendant parler de ces tambours venus si à propos pour me faire naître, auront sans doute prédit que je serois un grand Guerrier. La prédiction n'auroit point menti, si j'avois eu du goût & du talent pour me faire tuer.
CE fut donc, Madame, le 14
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Juillet 1714, que je parus au Monde, avec les douloureuses impressions de la colère du Ciel, à ce que l'on assuroit d'après St. Augustin, & ce que je paroissois assurer moi-même par mes cris. Aussi sans trop examiner s'ils provenoient de ce que le grand air me chagrinoit à la sortie de mon étui, pour tout compliment à mon arrivée, l'on me porta brusquement à l’Eglise, pour m'y purifier d'un péché dont on m’accusoit, & dont en honneur je n’avois aucune connoissance.
JE vous supplie aussi, Madame, d'engager mes Lecteurs de me pardonner, si à l'imitation de quelques faiseurs de Romans, je ne trace rien ici de mes pensées,
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de mes goûts, de mes sentimens, & de mes faits, pendant mon séjour au berceau. Mes idées sur ce tems se trouvent dans une si grande confusion, que je ne m'en ressouviens pas mieux que de celui qui a précédé ma conception : ensorte que si j'ai éxisté dans un autre Monde, il me seroit presque plus facile d'en écrire les Avantures, que de rendre compte des jolies choses que me disoit ma Nourrice.
JE passerai avec la même rapidité sur le tems de mes études, persuadé qu'il vous paroitroît aussi ennuyeux, qu'il le fut réellement pour moi. Fuyons donc du Collége, & suivez moi, Madame, dans !e grand Monde, où je fus ébloui de tout ce que j'y vis en
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entrant. Imaginez vous un jeune Papillon, qui sort de sa chrisalide, où il a laissé les misérables dépouilles de son état de nymphe. Tout ce qui brille à ses yeux dans la nature, anime son petit individu, & il s'y porte avec une agilité merveilleuse, & qui ne dit que trop les douceurs qu'il s'en promet.
JE ne puis vous donner une meilleure comparaison de ce qui
se passa en moi, à la vue des usages enchanteurs du Monde aimable ; je veux dire de ces cercles charmans où le Beau-Sexe régne à si juste titre. Le jeune Marquis de Maillebois, fils du Maréchal, fut le premier qui m'apprit à me connoître auprès des
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femmes. Il commençoit à y faire merveilles. Heureux génie ! & d'autant plus admirable, qu'il sortoit du Collège des Jésuites, où ces bons Pères, avoient pu sans doute lui inculquer des idées toutes contraires.
QUELQUES autres jeunes gens de ma volée, m’inspirerent l'envie de me faire une Dame de toutes mes penfées, je veux dire une Maîtresse; & je fus bientôt installé au nombre des galans de la Ville. Ce fut une Jolie brune de 17 ans ; âge à peu près égal au mien, & qui joint à un même penchant pour tout ce qui sert à entretenir l'enjouement, ne contribua pas peu à serrer nos nœuds. L'Amour toujours de tiers entre nous deux, trouva bientôt
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le moment de nous unir plus étroitement. Il lui falloit un sacrifice, & la solitude fut le Temple où nous le consommames, ensorte qu’ayant fraudé les droits du curé, nous nous trouvames époux. C’était trop heureusement débuter pour ne pas continuer sur le même ton, & avec autant plus de douceur, que personne ne se doutant de L’alliance que nous nous étions donnée, aucun indiscret ne troubloit ses prérogatives."
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