Extrait du Cosmopolite de Fougeret de Monbron, touchant ses aventures à la Cour Prussienne et ses rapports avec le Marquis d'Argens
" De retour d'Italie, je renouvellai promptement mes finances, et la rage de courir me possédant plus que jamais, je dirigeai mes pas vers le Brandebourg. J'avais formé depuis longtemps le dessein de faire ce voyage. Il me tardait d'admirer le Salomon du Nord*, et de remonter, pour ainsi dire, à la source de toutes les merveilles que la Renommée publiait sur lui. J'arrivai à Berlin rempli de ces douces et flatteuses espérances. M. de Va[lori], à qui j'étais recommandé de bonne part, me reçut très-bien, et m'introduisit dans plusieurs des principales maisons de la Ville, où je fus comblé de politesse. Il en est d'un Étranger comme d'un Débutant au Théâtre : on le traite pour l'ordinaire avec indulgence, et souvent on lui suppose des qualités qu'il n'a point. On jugea de moi si favorablement qu'on ne s'en tint pas à la supposition : j'eus le malheur d'être décidé presque unanimement homme d'esprit; je dis le malheur, parce que cela mit les jaloux en campagne et fit sonner le tocsin par un Juif-errant, soi-disant Littérateur, lequel vit des aumônes de la Cour. On sait que la plupart des Souverains d'Allemagne sont dans l'usage d'avoir des fous à leur solde. Le Roi de Prusse, qui sait mieux que personne apprécier le mérite des gens, a cru trouver dans ce misérable regrâtier d'écrits tout ce qui était nécessaire pour remplir dignement le rôle de bouffon. En conséquence il l'a créé le Trivelin ordinaire de ses plaisirs; et quand il veut prendre quelque relâche et s'arracher du sérieux des affaires, il s'amuse de son bavardage comme le grand La Fontaine s'amusait des parades de la Foire. Or, ce particulier-là me ravalant jusqu'à croire que e voulusse partager ses honneurs et son pain, se mit à clabauder de tous ses poumons contre moi. Il fit plus; il me fit tenir des propos touchant la Cour auxquels je n'ai jamais pensé; et produisit pour preuve incontestable de ce qu'il avançait, le témoignage sacré de deux infantes de Coulisses**. Un témoignage de ce poids ne pouvait pas manquer d'avoir son effet. Je fus déclaré coupable sans appel. Mr. de Va[lori], qui jusqu'alors avait eu la bonté d'épouser ma cause, crut devoir cesser de le faire; et en adroit Politique, abandonna le faible pour se ranger du côté du plus fort. Enfin, s'étant rendu aux pressantes sollicitations de la Cabale, il me dépêcha une missive par laquelle il me donnait avis que le Roi était extrêmement irrité contre moi, et que j'avais tout à craindre de son ressentiment. Je donnai dans le piège comme un bon Picard que je suis. Je fis à la hâte un paquet de toutes mes nipes et décampai aussi brusquement que quelqu'un qui a les Records à ses trousses. Il faut avouer que je me comportai en franc Lourdaut dans cette occasion. Pouvait-il tomber sous le sens à quelqu'un qui a la faculté de penser, qu'un grand Monarque fut sensible aux prétendus discours d'un chétif particulier tel que moi? Supposons que par étourderie il me fût échappé quelque expression déplacée, était-il naturel de croire qu'il s'en offensât ? J'ai été pourtant assez sot pour me le persuader; et je serais mort sans doute dans mon erreur si des personnes instruites et dignes de foi, ne m'avaient détrompé, en m'assurant que le Roi était si peu au fait du tour qu'on m'avait joué, qu'il ignorait même que j'existasse. Voilà comme les iniquités passent souvent sur le compte des Souverains, et sont commises en leur nom, sans qu'ils y aient aucune part. Ah ! que si les Maîtres de la Terre avaient le secret de scruter les coeurs, que de monstres, en qui ils mettent leur confiance, deviendraient les objets de leur aversion et de leur mépris ! "
* Mr. de Voltaire appelle ainsi le Roi de Prusse (Note de Fougeret de Monbron).
** Les Cochois (Note de Fougeret de Monbron).
Cité d'après l'édition "Aux depens de l'Auteur, 1758" du roman, p. 85-88.
Voir la page de titre du Cosmopolite de 1758 et lire un portrait de Fougeret de Montbron par le commissaire de police d'Hémery (traduction allemande) - cliquer ici. |