Jean-Baptiste de Boyer Marquis d'Argens: Sur l'Utilité des Académies et des Sociétés Littéraires. Discours prononcé à la première séance de la Nouvelle Académie des Sciences et des Belles Lettres de Berlin, in: Histoire de L'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres de Berlin. Année 1745. Berlin: Haude, 1746, p. 73-78.
Erstveröffentlichung in / Publié pour la première fois dans
Lettres philosophiques et critiques, par Mademoiselle Co**. Avec les réponses de Monsieur D'Arg***. - La Haye: Hondt, 1744, p. 83-98
M E S S I E U R S
L'Etablissement que vous venez de faire aujourdhui, est un de ceux dont l'utilité ne sauroit être assez louée. Les Sociétés Littéraires doivent être considerées comme une des principales choses, qui ont fortement concouru à éclairer les hommes. Dès le moment que quelques personnes entreprirent de ramener les Sciences en Europe, qui sembloient y avoir été détruites entièrement, on vit une Société Littéraire se former, & opérer dans peu de tems ce miracle. Les Medicis rassemblèrent cinq ou six gens de Lettres, que la fureur & la barbarie avoient chassés de Constantinople. A ces Savans fugitifs se joignirent quelques Italiens. De l'union de ces hommes, & de la communication qu'ils se firent de leurs lumieres, on vit tout â coup renaître le langage de la Cour d'Auguste. Homere, Virgile, Sophocle, Pindare, Horace, Ovide, enfin tous ces Génies de l'ancienne Grece & de la Rome triomphante, qui sembloient être dans l'oubli, reprirent le rang qu'ils méritoient ; & les Ecrivains médiocres, qu'on leur avoit préferé pendant près de huit siècles, rentrerent dans le néant pour faire place à ceux à qui l'immortalité étoit duë.
Ce changement favorable dans les belles Lettres, en attira peu de tems après un autre dans la Philosophie. Il étoit difficile que des gens qui se voyoient chaque jour, & qui nourrissoient leur esprit de la lecture de Cicéron & d'Horace, s'accommodassent de ces ramas d'idées confuses & bizarres, de ces paroles presque toujours vuides de sens, auxquelles on donnoit le nom de Philosophie. Albert le Grand, S. Thomas, Scot, avoient si fort défiguré Aristote, que ce Grec eut eu bien de la peine, s'il fut revenu dans le Monde, à reconnoître quelque trace distincte de ses sentimens dans les Ouvrages immenses de ses Commentateurs. Le même génie qui avoit fait succeder l'Eloquence à la Barbarie, fit prendre à la Science la place de
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l'Ignorance. D'abord on raisonna simplement, mais on raisonna conséquemment. Ensuite les Experiences furent employées à la place des Conjectures. Ce fut alors que les Sociétés Litteraires devinrent encore plus utiles. Elles publierent tous les jours quelques nouvelles découvertes ; & par les biens qu'elles procurerent à l'Europe, elles peuvent être considerées, si j'ose me servir de cette expression , comme ces Divinités que le Paganisme avoit établi dans plusieurs endroits, pour présider à la conservation des hommes. La Medecine devint plus éclairée qu'elle ne l'étoit sous Hippocrate, L'Astronomie fut portée à fa perfection. On osa peser les Planetes; &, ce qui sera éternellement un sujet d'admiration pour les Savans, & d'étonnement pour les Ignorans, on en connut la véritable pesanteur. La Physique fut perfectionnée. Les opérations les plus sècretes de la Nature devinrent des jeux, & les amusemens journaliers des Physiciens. La Metaphysique s'éleva d'un vol audacieux jusqu'à la région des Esprits, elle en sonda la profondeur & l'immensité. Elle fournit à la Sagesse des armes sures contre les atteintes du libertinage. L'Existence d'un Etre suprême fut prouvée si évidemment, que l'Athée le plus déterminé fut contraint de rougir autant de son aveuglement que de son crime. Il n'est enfin, Meilleurs, aucune Science, aucun Art, qui n'ait été poussé à son dernier periode par les soins des Académies & des Sociétés Litteraires. Et j'ose avancer hardiment que cela ne pouvoir point arriver autrement.
Deux choses servent à élever le Génie; l'Étude & l'Amour de la
Gloire. Ces deux points si essentiels à l'avancement des Sciences &
des Belles Lettres sont indispenfablement attachés à perfectionner
ces talens. Ils peuvent apprendre dans un instant ce qui coutera des
années de peine & de travail à un autre Savant. Cette communication de lumieres, qui régne journellement entre les Académiciens, fait passer par la Conversation, & d'une manière imperceptible, les découvertes & les connoissances de plusieurs Génies supérieurs dans
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un seul. Quelquefois un Académicien s'approprie dans une heure de tems, presque sans soins, une découverte qui lui eût couté dix ans d'application dans son Cabinet. La Poësie ne sauroit faire un portrait plus vrai des Académiciens, qu'en les comparant à ces Abeilles laborieuses, qui après s'être nourries des fleurs les plus belles, vont en porter le suc dans leur demeure commune. Quant à l'amour de a Gloire:, qui n'est pas moins nécessaire que le Génie à l'avancement des Sciences, rien ne l'excite plus que la noble émulation qui fait l'Ame des Sociétés Littéraires. S'il est permis d'écouter quelquefois l'Amour propre, surtout quand il nous porte au grand, cet Amour peut- il être jamais flatté aussi agéablement qu'il l'est par le suffrage d'un nombre de Connoisseurs? Suffrage d'autant moins suspect, que ceux qui le donnent, sont les maîtres de condamner ce qui leur déplait, & qu'ils sont également en droit de reprendre & d'approuver.
Voilà, Messieurs, les avantages confidérables qu'on trouve dans les Sociétés Littéraires. Qu'il me foit permis de faire ici quelques réfléxions fur ce qui peut les altérer & les diminuer. L'esprit de parti, la jalousie, les haines particulieres, ont souvent arrêté les progrés qu'auroient pû faire les plus célébres Académies. Ces défauts ont même nui considèrablement à leur gloire. N'a-t-on pas vu des Poëtes, Rivaux des Virgiles & des Homeres , exclus par la cabale d'une place que l'Europe entière sembloit demander pour eux? Telle est la foiblesse du coeur humain. Les plus grands Génies se laissent quelquefois emporter par leur passion, & par leurs préjugés. Avec quelle indécence la fameuse dispute sur les Anciens & fur les Modernes ne fut-elle point agitée par les Membres d'une des plus respectueuses Académies de l'Europe? Evitons, Messieurs, de tomber jamais dans des excés aussi blâmables. Condamnons dans les Ouvrages de nos Confrères ce que nous croyons y appercevoir de défectueux. Mais condamnons le avec cette politesse, cette modération & cette candeur, qui doivent être les principales qualités d'un Aca-
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démicien. Ne faisons servir nos lumières qu'à éclairer ceux de nos Collegues, que nous pourrions croire être dans l'erreur; & surtout, souvenons -nous que nous devons, dans les Questions que nous agiterons, penser que nôtre sentiment, quelque bon qu'il nous paroisse, peut fort bien ne l'être pas autant que nous nous le figurons. Sans vouloir établir le Pyrrhonisme, je ne craindrai pas de dire qu'une juste & sage méfiance de nous-mêmes est plus capable de contribuër à l'avancement des Sciences, qu'une présomtion entêtée, & souvent infléxible.
Joignons encore, Meffiïeurs, à la modestie & à la vertu, à l'amour de l'étude, un zéle continué pour l'Académie, & que rien ne soit capable d'altérer. Regardons l'Etablissment que nous venons de former, comme une chose qui augmente nôtre gloire & nôtre mérite, quelques dignités que nous ayons dans le Monde. Un Ancien aussi respectable par son génie, que par les grands Emplois qu'il occupa, a soutenu que par l'étude le Philosophe devient plus sage, le Guerrier plus intrépide & plus expérimenté, le Souverain plus équitable. Enfin il prétend qu'il n'est personne dans l'Univers, dans quelque état que la Nature l'ait placé, à qui l'étude des Sciences ne communique & ne donne de nouvelles perfections. Je ne craindrai point, Messieurs, d'appuyer ici le sentiment de Cassiodore, & de répeter ce que j'ai dit souvent dans plusieurs de mes Ouvrages. Je regarde un véritable Savant, un homme tel que Descartes, ou Newton, un grand génie, tel que Racine ou Corneille, je regarde, dis-je, des hommes de cette espéce, comme destinés à jouir dans le Monde, & surtout dans la Postérité , un rô!e supérieur à celui de bien des Princes; trenchons le mot , Messieurs , de bien des Monarques.
Qui sont ceux qui connoissent cette foule de Rois, qui n'ont eu sur le thrône d'autre gloire que celle d'avoir vêcu dans une molle indolence, & qui n'ont semblé être revêtus de la Royauté , que pour montrer qu'ils étoient incapables d'en soutenir le poids ? Leurs
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Noms se trouvent dans les Tables Chronologiques des Empires; quelques personnes qui lisent I'Histoire, savent que telle Année il régnoit tel Prince; le reste du Monde entier ignore s'il a vécu, ou ne connoit que son Nom. Mais lorsqu'un Savant laisse à la Posterité quelque Ouvrage, de siecles en siecles il devient plus fameux. Le tems ne sert qu'à relever son mérite. On le reçoit pour Citoyen dans toutes les Nations : on traduit ses Ecrits dans toutes les Langues. Du fonds du Nord jusqu'au Midi, il est connu, révéré, chéri. Les enfans, les gens d'un âge mûr, les Vieillards, tous connoissent ses Ouvrages, en savent les plus beaux endroits , qu'ils se font un plaisir de réciter. Les Pères de famille comptent pour une partie considérable de l'héritage qu'ils laissent à leurs Enfans, l'assemblage des Ecrits des grands Hommes. C'est dans les Bibliotheques , aujourdhui si communes en Europe, qu'un Savant se voit, pour ainsi dire, multiplié de son vivant. Il fait transpirer le Génie qui l'anime dans les divers Royaumes de l'Europe ; & dans le même instant, il attache, il persuade, il ravit le coeur d'un homme enfermé dans fort Cabinet à Stockholm, & il émeut, il enchante celui d'un autre qui vit au milieu de Paris. Laissons parler l'ignorance. Vainement, Messieurs, tâchera-t-elle de répandre son venin sur la Science. Cette dernière n'en sera jamais flétrie; & chez tous les Peuples policés il le trouvera un nombre de gens, qui penferont comme l'illustre Racine, & qui diront avec lui : Que la Posterité qui s'instruit dans les Ouvrages que lui ont laissé les grands Génies , fait marcher de pair l'excellent Poëte & le grand Capitaine; & le même Siecle qui se glorifie d'avoir produit Auguste, ne se glorifie pas moins d 'avoir produit Horace & Virgile.
Les Héros, les Conquérans, les Princes justes & éclairés sentent mieux que les autres hommes les services essentiels qu'ils peuvent recevoir des Gens de Lettres. S'il n'y avoit point eu d'Historiens, on ignoreroit peut-être aujourdhui qu'Alexandre eut existé.
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Combien de Héros n'y a-t-il pas eu avant Achille & Ulysse, dont les noms sont dans un éternel oubli, pour n'avoir pas eu un Homere, qui ait éternisé leurs actions? Aussi voyons-nous que tous les Princes véritablement grands, ont aimé, protégé, & meme très souvent cultivé les Sciences. Nous avons un exemple bien frappant de cette Vérité devant les yeux. Nous vivons sous les Loix d'un Monarque, qui joint aux qualités du Souverain toutes les connossances du Savant. L'Europe entiere a vu avec étonnement la première année de son Régne éternisée par le gain de deux Batailles, & par la Conquête d'un Païs, dont l'etenduë égale celle d'un Royaume , considérable. Ceux qui le voyent, & ceux qui l'approchent, découvrent tous les jours dans son génie de nouvelles beautés, de nouvelles graces, & de nouvelles connoissances. Vous savez, Messieurs, que la flatterie qui se glisse si aisément dans les Eloges, n'a aucune part dans mon Discours. Plusieurs de vous le voyent tous les jours. Ils rendent dans ce moment justice à ma sincérité, & me blâment peut-être de faire aussi brièvement l'éloge d'un Roi qui merite l'estime & l'admiration du genre humain: Tâchons, Messieurs, de mériter la Protection d'un aussi grand Monarque. Efforçons -nous par nos soins, par nos veilles, & par nôtre application, de rendre dignes de lui être offerts les Ouvrages que nous produirons.
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