Je comptais, mon cher ami, que vous m'auriez écrit en Provence en réponse a la lettre que je vous ai écrit de Strasbourg où je vous apprenais mon arrivée dans cette ville en assez passable santé. J' y ai séjourné pendant quelques jours pour y voir mes amis. J'ai trouvé chez un libraire une édition du mandement qui a été répandu dans toute l'Alsace, dans toute la Franche-Comté et même en Bourgogne, avec la plus grande édification des fanatiques. J’avais déjà vu à Francfort le discours sur la paresse imprimé chez Varrentrapp . Pour que vous ne doutiez pas de ce que je vous dis, je vous envoie ces pièces imprimées. Vous voyez que je trouve partout des marques de souvenir de S.M. Je suis tombé malade a Dijon de fatigues, excédé par les mauvais chemins d'Allemagne et par le mauvais temps, et les pluies continuelles que j'ai essuyé jusqu'à Strasbourg. Je ne me porte pas encore bien, il s'en faut de beaucoup; j'ai depuis six semaines une diarrhée opiniâtre, et je crains bien qu'elle n'empire par les temps froids qui ont déjà commencé m'essuyer a Dijon jusqu'au commencement de mars. J'ai été reçu on ne peut plus poliment et plus amicalement de tous les gens les plus distingués de cette ville; et surtout des académiciens . Ils veulent me faire l'honneur de me recevoir dans leurs corps. Si j'avais pu sortir et faire mes visites, cette affaire serait déjà finie. Je vais devenir le camarade de quatre évêques, cela ne cadrera pas avec le mandement. Si par hasard j'étais tombé malade en retournant a Potsdam, que de sarcasmes, de dures plaisanteries, de vers et de prose. Heureusement, c'est en allant dans mon pays que je me trouve malade. Je suis fâché de me voir encore éloigné de ma patrie, et de mon cher mon repos, mais je souffre patiemment, parce que je n'ai que mes maux à souffrir, et que personne ne m'en fait un crime. Ha, mon cher ami, quelles deux années que celles que j'ai essuyées a Potsdam après mon retour de Provence. J’ai vendu ma vaisselle, mes meilleurs effets, et les bijoux de Mad[am]e d'Argens jusqu'à sa montre pour regagner Strasbourg. Mais j'aurais fait le chemin, à pied et en mendiant mon pain, si je n'avais pas eu cette ressource plutôt que de continuer un genre de vie qui m'était devenu d'autant plus insupportable que j'étais persuadé d'avoir mérité d'en avoir un tout différent.
Mais laissons tout cela. Oublions le passé comme un songe. En effet, c'est bien comme un songe que la postérité (si elle le sait jamais) regardera que j'ai été obligé la veille de mon départ pour avoir de quoi attraper Strasbourg , après avoir vendu ce qui me restait de plus précieux; d'envoyer a neuf heures du soir notre ami Guillaume vendre une cafetière et une écuelle d'argent qui me restait encore. Mais je vous le répète: j'aurais vendu ma chemise pour sortir de l'état ou ma bonne foi m'avait mis. La conduite que j'avais tenu vint-six ans sûrement méritait un autre sort. Me voilà encore retombé dans les plaintes, c'est la dernière fois, mon ami, que je vous ennuierai et voilà qui est fait pour toujours. Et soyez persuadé qu'il n'y aura plus rien que du gai dans les lettres que je vous écrirai parce que je n'ai plus aujourd'hui que des sujets de joie et de contentement.
J'ai vu dans les cassettes que le Père Amand avait donné a Dom Pernetti l'ordre de Christ dans l'église catholique de Berlin. Quel don que cette comédie ou plutôt pour parler plus décemment cette cérémonie. Voilà mon ami l'envoyé de Russie au château des sept tours et la guerre déclarée par les turcs aux moscovites en faveur des polonais. Je me suis tué à vous prédire cela pendant toute l'année passée et [deux mots indéchiffrables] pour me prouver que l'affaire des dissidents était finie, et qu'on punirait les polonais comme des rebelles qui leur étaient opposés. Mon cher ami, souvenez vous de la fable de Lafontaine - il ne faut jamais vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Je suis meilleur prophète que vous ne croyez, et si j'étais au-delà du Rhin, je vous prophétiserais encor bien des choses. Mais en France, je ne suis ni prophète ni écrivain de nouvelles. Quand est?ce que part notre ami le baron de Goltz pour sa mission à la cour de France? Faites?lui, je vous prie, mes compliments. Je ne manquerai pas lorsque je passerai par Paris, s’il y est, d'aller le voir. J’ai quelques affaires dans cette ville, et je compte y séjourner huit ou dix jours dans le mois de mars. Je n’en suis éloigné que de deux journées en poste. Cela ne retardera tout au plus mon voyage de Provence que d'une quinzaine de jours, et selon les lettres que vous m’écrivez soyez assuré mon cher ami que j'y vous tiendrai parole. J’ai écrit une lettre au roy . Elle est sage, respectueuse, véridique et si je viens à mourir, je suis content. Je n'aurai plus rien à lui faire savoir en partant de ce monde, et ceux qui trouveront la copie de cette lettre y verront la justification de ma conduite. Je devais cette justification à mon état, et à l'honneur des lettres. Si le Roi ne vous montre pas ma lettre, apprenez-le moi, et je vous en enverrai une copie. Elle mérite que vous la connaissiez. J'espère qu'elle pourra être utile a tous ceux qui ont l'honneur d'approcher sa Majesté. Je vous prie de remettre ces deux petites lettres à leur adresse. L'une est pour notre ami Beausobre à qui j'ai écrit un billet à Strasbourg. Sous votre pli vous ne m'avez répondu ni l'un ni l'autre. Je vous avertis que si vous ne me faites pas réponse je ne vous écrirai plus, puisque je jugerai que vous avez quelque grande raison de politique pour ne pas me donner de vos nouvelles. Vous autres courtisans, vous êtes obligés de mesurer tous vos démarches, nous au contraire, gens de province, nous allons toujours notre train. À propos de courtisan, que fait le grand et célèbre Quintus , s'amuse-t-il toujours avec des actions de la banque du tabac? Le Roi lui demande-t-il toujours s’il faisait en Angleterre le métier de bourreau ou de pendu? Est-il devenu un favori déclaré, a-t-il le nouvel appartement au château ou se trouve-t-il a Spandau? Fait-il orner son palais de nouvelles colonnes, l'a-t-il perdu au lansquenet? Travaille-t-il à son équipage de guerre ? Si les troupes prussiennes marchent, a-t-il déjà prononcé les malédictions contre les polonais? Malheur à vous Polonais qui aurez des bibliothèques, malheur à vous polonais qui aurez de l'argent, malheur à vous polonais qui aurez des médailles, malheur à vous polonais qui aurez des estampes. Enfin malheur à vous gentilshommes et princes qui aurez des châteaux; vous serez traités comme l’a été Envelbourg [?], et vous apprendrez à connaître les majors des bataillons francs. Je n'ai pas encore fait commencer l'impression de la glose parce que je veux que les trois premiers tomes paraissent successivement, et le troisième n'est pas encore fait. Je conte que vous en aurez le premier volume pour la foire de pâques. Qu'a-t-on dit de l'épître dédicatoire à d'Alembert? Je fais faire ici à Dijon avec permission tacite, une nouvelle édition de Julien augmentée de la traduction de quelques lettres de cet empereur au philosophe Libanius . C'était une belle âme mon ami que celle de Julien. Je deviens tous les jours plus admirateur de ce grand homme. Me voilà en train de parler et je ne finirais pas encore si Madame d'Argens ne me disait quelle voulait mettre quelques lignes dans ma lettre. Je vous chargerai pourtant encore d'une commission, c'est de faire bien mes compliments a Guillaume et à sa femme que j'aime toujours comme mes propres enfants. Le plaisir de les voir ne sera pas une des moindres raisons qui me ramènera a Potsdam. Je finis et vous embrasse mon cher ami de tout mon cœur et de toute mon âme. Mes respects à Mad[am]e votre épouse. Vale et ama - le M[arquis] d'Argens.
P.S. Tachez que les paquets que vous préparez soient petits car les dernières lettres que j’ai reçues toutes à la fois de diverses personnes de Berlin et Potsdam m’ont coûté cinquante francs.
Ajouté de la main de la Marquise d’Argens:
Monsieur,
C’est avec un plaisir infini que je profite de la place que le marquis me laisse pour avoir l’honneur de vous écrire à mon tour. Je ne saurais me lasser de vous réitérer autant de fois que je le puis mes remerciements de toutes les marques d’amitié que vous nous avez données vers le temps de notre départ de Potsdam. En vérité on avait peu d’amis tels que vous . Ainsi notre reconnaissance serait-elle éternelle. Puissiez-vous jouir de tous les biens et de tout le bonheur que vous méritez. Les jours se suivent et sont égaux pour les vrais amis, mais l’usage autorise le renouvellement de l’assurance des sentiments que l’on a pour eux. Je voudrais que le premier de janvier arrivât tous les jours pour vous dire tous les jours que je vous souhaite mille biens et mille satisfactions non pas pour un an seulement mais pour cent ans au moins. Permettez que je dise les mêmes choses à mon aimable belle-sœur, votre chère et digne épouse et daignez, je vous prie, nous donner des nouvelles de sa santé. Nous nous y intéressons autant qu’elle le mérite . Vous serez sans doute étonné de ne pas nous voir à Éguilles. Nous avons fait une route abominable, bordée de précipices et noyée de pluie. Enfin la fatigue et l’inquiétude nous ont fait borner notre course ici. La saison étant trop avancée quand nous sommes partis il nous restait encore cent lieues à faire, mais il n’y avait plus ni force ni courage. Nous nous sommes trouvés heureusement dans la ville je crois la plus aimable de la France pour l’urbanité des habitants. Ce sont en général les plus aimables gens du monde. Une grande ressource pour le Marquis ce sont les gens d’esprit et de bon sens qui s’y trouvent. L’académie est composé on ne peut mieux et tous ces messieurs se sont fait un plaisir et l’on dirait presqu’une affaire de témoigner au marquis par leurs attentions le cas qu’il font des honnêtes gens. Nous avons aussi fait connaissance a[ux] quelques messieurs du parlement de Dijon qui sont infiniment aimables. Cela nous aide à prendre gracieusement le temps que nous avons encore à passer jusqu’à la revue tant désiré de Monrepos. Je suis obligé de finir malgré moi, et le marquis vous prie de ne point faire passer aucune de ses lettres par Mr Mettra. Surtout celles du roi qui sont décachetées à Versailles et que nous ne voyons que trois mois après : A Mr le Marquis d’Argens, chambellan de Sa Majesté le Roi de Prusse, chez Mr Foucherant orfèvre, dans la rue de Condé à Dijon.
Sachez que j’embrasse ici Madame de Catt, Madame de Bore, Madame de Perche. Que fait le cher de Catt ? Sa digne épouse ? A-t-il suivi mes conseils ? Sinon c’est tant pis, que faire. Je salue votre respectable famille. J’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus distingués, Monsieur, [deux mots illisibles] la Marquise d’Argens. |