5. Brief des Marquis d’Argens an Elie Fréron , 1752
Erstdruck in : Fréron, Elie : Lettres sur quelques écrits de ce temps, nouv. éd., tome 4ième, Londres et Paris: Vve Duchesne, 1752, S. 157-162. Nachdruck Genève: Slatkine, 1966.
Monsieur,
l'Auteur d'une brochure intitulée Apologie de l'Esprit des Loix, etc. a cru, dans une note qui tient trois pages de son ouvrage, devoir regarder comme un énorme contresens la traduction d'un passage des méditations de Descartes. J'ai traduit hactenus mens cum carne disseruit de cette manière: jusqu'à présent l'Esprit s'est entretenu avec la Chair, et j'ai pensé que ces expressions étaient choquantes, parce que Descartes se comparait à l'esprit, et mettait Gassendi à la place de la matière. Mon explication est d'autant plus naturelle qu'elle tombe sur le sujet de la dispute de ces deux Philosophes. Descartes soutenait que l'âme ne pouvait être qu'un être simple. Gassendi au contraire prétendait qu'elle pouvait être matérielle, ou du moins qu'on ne pouvait pas prouver qu'elle ne pût l'être. Descartes, en finissant sa réponse, fait allusion à son sentiment et à celui de son adversaire, en disant jusqu'ici l'Esprit s'est entretenu avec la Chair. On n'a qu'à lire la réponse de Descartes, et l'on verra que c'est la seule explication qu'on puisse donner. Car dans cette même réponse Descartes adresse souvent la parole à Gassendi et se sert allégoriquement des mots Caro et Mens. Il prévient ce Philosophe au commencement de son ouvrage qu'il se mettra à la place de l'Esprit, et le considérera lui comme la Matière: Ne pensez pas, dit-il, que vous répondant, j'estime répondre à un Philosophe tel que vous êtes ; mais comme si vous étiez un de ces hommes de chair dont vous emprunter le visage, je vous adresserai la réponse que je voudrais leur faire. Medit. de Descartes , tome 2, page 185, edit. in-12, Paris 1724. En conséquence du principe que Descartes a établi, que l'Esprit parle à la Matière, et dispute contre elle, il apostrophe presque toujours Gassendi sous le nom de Chair, et ces apostrophes ne sont pas fort polies. J'en citerai ici deux exemples entre mille que je pourrais extraire: Il ne semble pas, ô Chair, que vous sachiez en façon quelconque ce que c'est que d'user de raisons, puisque pour prouver que le rapport et la foi de mes sens ne me doivent point être suspects, vous dites, etc. id. ib., page 193. Je placerai encore ici une autre apostrophe à Gassendi sous le nom de Chair. Tout ce que vous alléguez ici, ô très-bonne Chair, ne me semble pas tant des observations que quelques murmures qui n'ont pas besoin de repartie.
Lorsque mon Critique prétend que j'ai eu tort de traduire, hactenus Mens cum Carne disseruit par ces mots: jusqu’ici l’Esprit s'est entretenu avec la Chair, il dit que Descartes n'a pas su se traduire lui-même. S'il eût connu les ouvrages de ce Philosophe, il aurait vu qu'il parle en français comme je le fais parler. Personne n'ignore que la traduction des méditations de Descartes a été faite de son vivant par un de ses Disciples, et qu'il a revu cette traduction, en sorte qu'on peut la regarder comme faite par lui-même. Si mon Critique veut y jetter les yeux il y verra les propres termes qui l'ont tant révolté: jusques ici l'Esprit s'est entretenu avec la Chair, et il concluera que l'explication qu'il donne de hactenus mens cum carne disseruit, qui selon lui veut dire jusques ici j'ai mêlé de la passion dans mes raisonnements, est insoutenable; car après que Descartes a dit jusques ici l'esprit s'est entretenu avec la chair, il ajoute tout de suite, et, comme il était raisonnable en beaucoup de choses, il n'a pas suivi les sentiments. Quel galimatias ne serait point la traduction du Critique, si elle était jointe à la seconde phrase de Descartes: J'ai mêlé de la passion à mes raisonnements, et, comme il était raisonnable en beaucoup de choses, il n'a pas suivi ses sentiments. Peut-on voir un assemblage plus énorme d'idées qui n'ont aucune liaison?
Je ne puis m'empêcher de rapporter ici les termes dont se sert ce critique pour exagérer l'absurdité de mon sentiment: On s'est imaginé, que Descartes en cet endroit se comparait à l'Esprit vis-à-vis Gassendi, qu'il comparait à la Chair. Quelle idée, quelle apparence que Descartes ait fait un parallèle aussi offensant? Il est vrai, cette idée est très-singulière; mais malheureusement elle appartient à Descartes, et c'est sur quoi roule toute la méditation. Quelle apparence! Pour voir que cette apparence était une réalité, il fallait lire; cela est moins pénible que d'écrire; mais la mode aujourd'hui est de beaucoup écrire, et de lire peu.
Je dirai ici en passant qu'il y a un peu de malignité dans la manière dont mon critique a rapporté les termes dont je me suis servi en parlant de Descartes; car il a retranché les éloges qui les précédent et qui les suivent, ce qui les rend plus durs. Il m'accuse simplement d'avoir dit que Descartes était un Pédant et un Gascon orgueilleux. Je me suis bien expliqué différemment. Eh, comment n'aurais-je pas agi de même, moi qui regarde Descartes comme un des plus grands hommes qu'il y ait eu, et qui quinze ou vingt lignes après le reproche que je lui fais d'avoir eu de la vanité, emploie quinze pages à le louer. Voici les termes dont je me suis servi: Quant au reste du raisonnement de Descartes, il est plus digne d'un pédant et d'un Théologien orgueilleux, que d'un Philosophe aussi illustre que lui. Si quelqu'un disait : l'Agésilas de Corneille est plus digne d'un mauvais Poète tel que Pradon, que d'un homme aussi illustre et aussi sublime que lui, serait-ce dire que Corneille est un Poète crotté et comparable à Pradon? En voilà assez, Monsieur, pour ma justification. Je me contenterai de dire à l'Auteur qui m'a critiqué ce que Descartes dit à Gassendi: Vous n'avancez aucune chose qui me soit contraire et cependant vous parlez beaucoup: ainsi le Lecteur s'apercevra qu'il ne doit pas juger de vos raisons par leur longueur. J'ajouterai, et par l'air décisif avec lequel vous les proposez.
Je suis, Monsieur , etc.
Votre très humble et très-obéissant Serviteur,
Le Marquis d'Argens |