4. Brief des Marquis d’Argens an den Herausgeber des Mercure de France , Potsdam 22. Juli 1752
Erstdruck in Mercure de France, tome 63, Paris : Vve Pissot, 1752, S. 184-188. Nachdruck Geneve: Slatkine, 1971.
Lettre de Monsieur le Marquis d'Argens, Chambellan du Roi de Prusse, à Monsieur de B***.
Vous aviez bien raison, Monsieur, de m'annoncer que je serais étonné du nombre de fautes dont fourmille le dernier livre que le sieur Grangé a imprimé, et qui est intitulé Réflexions Critiques sur les différentes Ecoles de peintures . En relisant mon Ouvrage j'ai trouvé six cent quarante-deux fautes d'impression parmi lesquelles il y en a qui causent des contre-sens terribles: il y a des phrases totalement changées et renversées, des demi-lignes omises, des mots transposés. Enfin, Monsieur, je ne crois pas qu'on puisse voir un Ouvrage imprimé plus misérablement que le mien . Ce qui me console, c'est que les lecteurs seront si frappés de la négligence du Libraire, que je ne doute pas qu'ils n'aient assez de justice pour ne pas mettre sur mon compte les bévues étonnantes qu'ils apercevront en grand nombre dans toutes les pages de ce livre. Car sans parler des adjectifs mis souvent au singulier lorsque les substantifs sont au pluriel, des ils pour des elles, des terminaisons masculines au lieu de féminines. Il y a des phrases entières qui n'ont pas le sens commun par le changement ou par l'oubli de quelques mots. Je me contenterai d'en citer ici deux ou trois exemples. Si l'on donnait un crayon à ces gens-là, à peine sauraient-ils dessiner un œil, cependant à les ouïr ils aperçoivent des corrections dans les Tableaux des plus grands Peintres Français. Vous sentez, Monsieur combien le mot de corrections mis à la place d'incorrection rend ma pensée fausse, puisqu'il s'agit des personnes qui trouvent les Tableaux Français incorrects. Voici quelque chose de plus ridicule, c'est ce qu'on peut conjecturer de son Tableau de la transfiguration de Saint Jean qui est dans le Cabinet de M. le Duc d'Orléans, page 40. Ne trouvez vous pas plaisant, Monsieur, qu'un Libraire choisisse un Correcteur assez peu attentif pour ne pas s'apercevoir que Saint Jean n'a jamais été transfiguré, et qu'un Tableau de la transfiguration de Saint Jean ne saurait exister : l'oubli de deux mots est ce qui fait cette faute grossière. Voici comment doit être cette phrase, c'est ce qu'on peut conjecturer de son Tableau de la transfiguration, et de celui de Saint Jean qui est dans le Cabinet de M. le Duc d'Orléans. Vous voyez, Monsieur, quelle énorme bévue cause l'oubli du mot de celui.
Dans la page 45 il y a encore deux mots qui rendent non seulement toute une phrase louche mais même absurde, Comme dans le Tableau de Saint Paul prêchant à Ephèse, qui est à Notre-Dame, ceux qu'on voit dans l'Eglise de Saint-Gervais, et dans plusieurs autres considérables qui font le plus bel ornement de quelques-unes de nos Eglises de Paris - dans cette phrase le mot dans est transposé, et celui de composition est oublié.
Voici la phrase telle quelle doit être: Comme dans le Tableau de Saint Paul prêchant à Ephèse, qui est à Notre-Dame, dans ceux qu'on voit à l'Eglise de Saint-Gervais, et dans plusieurs autres compositions très-considérables qui font le plus bel ornement de quelques-unes de nos Eglises de Paris. Il y a peu de pages où il n'y ait des mots omis. On trouve dans la soixantième, par le clair obscur qui y est très-largement en usage, le mot de mis est oublié.
Il faut lire par le clair obscur qui y est très-largement mis en usage. Dans la soixante-et-douzième page le mot de fini est placé pour celui de fourni. Cette différence rend ridicule toute une phrase. Ces deux Artistes ont fini à peu près la même carrière, pour dire ont fourni à peu près la même carrière. Dans la page soixante-et-seizième pour au lieu de par n'est pas moins absurde. André del Sarto peignit des têtes de fantaisies qu'il décora pour l'allégorie. Il faut être bien peu instruit pour ne pas sentir qu'il faut par l'allégorie.
Combien de fois , Monsieur, ai-je dit en voyant des fautes aussi lourdes, que je plains les Auteurs dont les Ouvrages sont entre les mains de certains Libraires, lorsque ces Auteurs sont à deux cens lieues du Pays où on imprime leurs Ouvrages. Dans la page soixante-dix-neuvième de mis au lieu de dans, rend une phrase inintelligible. Tout le monde sait l'avantage que l'Albane et Rubens ont retiré de leur art, de leur femme. J'espère que les lecteurs intelligents ne m'auront pas attribué une pareille absurdité et qu'ils auront compris qu'il fallait lire ont retiré dans leur Art de leur femme. Dans la page cent-quatre il y a deux bévues énormes, nous en citerons ici plusieurs exemples qui pourront être usités aux Peintres au lieu de plusieurs exemples qui pourront être utiles aux Peintres. Quant à la seconde faute qui se trouve dans cette page, j'avoue qu'elle m'a fait rire aux larmes; je parle d'un Tableau de la Cène peint par le Tintoret. Je trouve mauvais qu'il ait fait asseoir les Apôtres sur des chaises de paille faites à la moderne, au lieu de les placer sur des lits selon l'usage des Anciens, et qu'il leur ait fait tenir à la main au lieu d'urnes, des flacons garnis de jonc, comme ceux où l'on met le vin de Monte Pulciano. L'habile Libraire et son Correcteur ont substitué le mot d'armes à celui d'urnes et ont cru que je condamnais le Tintoret pour n'avoir pas fait faire aux Apôtres la Cène les armes à la main comme la font les Reformés du Vivarais dans leurs Assemblées sécrètes. Il y a plusieurs endroits où l'on a changé les mots: dans la page cent soixante-neuf on a mis l'Eglise Saint Germain pour l'Eglise Saint Martin. Dans la page cent-quatre-vingt-neuf on a substitué eu, au lieu de a eu un goût au dessein, il faut un goût de dessein ; dans la page deux cent quinzième aux est mis à la place en a point aux pieds, il faut peint en pieds: dans la page deux cent vingt-neuf on a oublié le mot
de Flamand, il faut lire d’ailleurs presque tous ces Tableaux Flamands pèchent par la correction. Enfin, Monsieur, j'abuserais de votre patience si je faisais ici mention de toutes les autres fautes grossières qui se trouvent dans ce livre. Je finirai par une qui met en évidence le peu d'attention des personnes qui ont pris soin de cette Edition: je parle à la page cent quatre-vingt dix-neuf des portraits historiés qu'a peints Desportes, et je dis il a peint plusieurs portraits dans lesquels il a placé des animaux qui sont fort beaux. On peut regarder ces portraits comme des Tableaux d'histoire, ayant employé dans plusieurs des sujets de la Fable. Les Editeurs ont mis le mot de portail à la place de celui de portrait. Ensuite ne trouvant pas que ce que je disais convint à un portrait, ils ont cru devoir accommoder à l'idée d'une porte ce qui avait été écrit dans l'idée d'un visage; et voici comment ils ont imprimé la phrase que je viens de transcrire: Il a peint plusieurs portails dans lesquels il a placé des animaux qui sont beaux. Et qu'on peut regarder comme des Histoires. Assurément je ne crois pas que le sieur Grange veuille que la postérité regarde ses Editions comme aussi correctes que celle des Elzévirs, ce n'est pas la seule fois où les Editeurs de cet Ouvrage se soient avisés de substituer quelques expressions de leur façon. Je dis à la page cent quatre-vingt-deux, que le nu des figures du Poussin tient beaucoup de la Pierre, et porte avec lui plutôt la dureté du marbre que la délicatesse de la chair. Cela a paru avoir besoin de correction aux Editeurs, et ils ont ajouté l'épithète de Peintre au mot de pierre, épithète ridicule pour quiconque connaît le style des Peintres.
En voilà assez, Monsieur, je n'abuserai pas davantage de votre patience, je vous avoue que je suis confus que mon nom paraisse à la tête d'un Ouvrage aussi mal imprimé. Je ne saurais assez remercier ceux qui en faveur du fond des choses dont je parle ont bien voulu excuser les bévues sans nombre qui se trouvent dans ce livre; bévues dont je suis bien plus fâché qu'eux, et qui me dégoûtent pour toujours de faire imprimer dans une Ville où je ne serai point. Rendez si vous le jugez à propos, Monsieur , la Lettre que je vous écris publique, elle pourra servir d'avis aux Auteurs qui pourraient tomber dans le même piège que moi. Je suis etc.
A Potsdam, le 22 Avril 1752 |