Compte-rendu des Lettres du Marquis d'Argens , dans Observations sur les Ecrits modernes (par Desfontaines), t. 5 (1736), p. 49-57 :
OBSERVATIONS
SUR
LES ECRITS MODERNES.
LETTRE LXII.
Vous n'avez reçu jusqu'ici, Monsieur, qu'un compte fort succint* des Mémoires du Marquis d'Argens.
Quoique la plûpart des avantures, & des personnes, dont il est parlé
dans cet Ouvrage , paroissent réelles,
on n'a pas dû s'arrêter beaucoup sur
un Livre qui n'est qu'un Recueil frivole des diverses amouretes d'un jeune
homme, à qui il a plu de laisser à la posterité un monument de ses égaremens & de ses foiblesses. Comme j'ai
jugé plus favorablement des Lettres qui
sont à la fin de ce Volume, permettez-moi d'en extraire ici quelques Articles.
La première Lettre traite de la Pein- * Voyez les Lettres 42 & 43. 49|50
ture , dont l'Auteur paroît dans ses
Mémoires s'être fait une agréable occupation, & dont il parle ici en connoisseur. Pierre Perugin, le premier des Italiens qui a commencé à lutter contre le mauvais goût, fut le Maître de Raphaël, qui l'a beaucoup surpassé. Michel-Ange,caidé de l'Antique,
porta dans le même tems la Sculpture
au plus haut degré. Le Titien, les
deux Caraches , Jule Romain, le Tintoret, Paul Veronese, le Dominichin, le Correge, vêcurent tous à peu près dans le même tems. » II sembloit «, dit l'Auteur, » que le nombre des Peintres & des Sculpteurs dût augmenter à proportion. Cependant 30 ou 40 ans après ces grands hommes, à peine l'Italie en a-t'elle compté un ou deux par siécle. Elle a eu depuis 100 ans le Guide & le Carlo Maratte, dont les noms iront à la posterité. « Il rajoute que le reste est ignoré, & qu'il n’a connu que Solimaine à Naples & Trevisani à Rome, qui méritassent l'estime des connoisseurs: Que néanmoins il y avoit dans le coloris de Trevisani quelque chose de fade & de gris, défaut ordinaire de l'Ecole Romaine: Qu'un Peintre de Portraits, nommé David, passoit pour le meil-
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leur qu'il y eût à Rome, & étoit bien
au-dessous de nos Barbouilleurs de Province; mais cela n'est-il point exagéré ?
» Jugez, dit-il, combien il étoit éloigné de Rigaud & de l'Argiliere. «
La Sculpture, selon lui, est également
déchue en Italie. On s'imagine que
tous les Peintres Italiens sont des Raphaëls, ou du moins, que le moindre
surpasse beaucoup nos François. L'Auteur prétend néanmoins, que si nos
Peintres François sont éloignés de la
perfection de ceux qui sont morts, ils
sont au-dessus de ceux qui vivent. Si on
l'en croit , Rigaud & l'Argiliere n'ont
eu pour le portrait que le Titien qu'on
puisse leur opposer, & ils sont superieurs au Carlo Maratte. Il ajoûte que nous avons aujourd'hui autant d'avantage pour l'histoire que pour le portrait, & que le Moine, Case, & Vanlo, sont au-dessus de tous les peintres qui se trouvent aujourd'hui en Italie.
» Le C. de Richelieu, le restaurateur, le père, le protecteur des sciences & des arts, prépara, par les bienfaits, dont il encouragea les hommes médiocres qui vivoient de son tems, cette foule de Peintres illustres, de Sculpteurs & d'Architectes habiles, qui vêcurent
sous le siécle de Louis XIV. Ce fut
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alors qu'on vit le Poussin, le Sueur,
Jouvenel, le Brun, ( & parmi les
Sculpteurs) Girardon, le Gros, Puget, rivaux de Caraches , des Guides & des Bernins, moins loüez qu'eux, peut-être aussi loüables. «
Il ajoute, que depuis 20 ans les arts ont
beaucoup tombé en France, où ils ne
sont ni assez honorés, ni assez encouragés par les récompenses ; & où un Peintre est à peine distingué d'un Cordonnier.
La seconde Lettre est sur la Musique
& sur la Comédie. L'Auteur, suivant
ses Mémoires, est encore connoisseur
par raport à ces choses. Comme Corelli & Buononcini plaisent beaucoup à Paris & à Londres, ainsi qu'en Italie, il en conclut sensément, que ce n'est ni
par prévention, ni par défaut de goût,
que la Musique moderne de plusieurs
Italiens déplaît aux François. »Buoanoncini, dit -il, & Maceti, grands
dans l'harmonie, gracieux dans le
chant, sçavans dans la composition, avoient tâché de plaire universellement. lls n'avoient point osé risquer des tons trop recherchez, & uniquement faits pour les Connoisseurs ; Vivaldi, Tartini, Andreasani, & les autres Compositeurs dans le génie d'aujourd'hui, ont travaillé plûtôt
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pour les Musiciens, que pour les
amateurs de la Musique: leurs Ouvrages ne peuvent souffrir ni des oreilles ignorantes, ni une exécution médiocre. Cependant on doit leur rendre la justice de n'avoir point ignoré le gracieux, ils ont réussi, lorsqu'ils ont voulu l'allier au difficile, & rien n'est plus brillant & plus chantant que les Quatre Saisons de Vivaldi.
M. d'Argens, à qui l'Italie est si connue, prétend que le mépris des Italiens pour notre Musique n'est qu'un effet de leur prévention. Il a vû Montanari, premier Violon de Rome , enchanté des Sonates de le Clerc. Philipoe, & Silvestrino, deux des meilleurs Musiciens d'ltalie, rendoient justice aux Sonates que Maceti a faites en France, Ouvrages où le goût François est mêlé avec le goût Italien. Enfin il dit
que l'habileté de nos Violons François
est fort au-dessus de celle des Violons
italiens.
Le jugement de l'Auteur sur les Opéra d'Italie, mérite que je le raporte ici. J'ai vu, dit-il, leurs meilleures Tragédies en musique, elles ont des beautés fort supérieures à tout ce qu'il y a de plus beau dans les nôtres: mais
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aussi elles ont des défauts, qui ne peuvent se souffrir que par l'habitude. Le
corps des Acteurs d'un Opéra, n'est ordinairement que de 6 ou 7 personnes,
trois hommes, trois Castrati, & un
Tenore, qui est ce que nous appellons
Basse-taille. Ils n'ont point de Chœurs,
excepté un seul à la fin du 5e Acte, chanté par les mêmes Acteurs. On
danse dans les intervales des Actes,
comme on joue du violon à la Comédie Françoise , aussi peu à propos &
aussi mal. Au lieu de nos filles de
Chœur, qui parent notre Théâtre, les
Suivantes & les Gardes des Princes &
Princesses sont des Portefaix qu'on
louë ; & il y en a ordinairement une
vingtaine de chaque côté du Théâtre,
où ils font le rôle de la statuë au Festin de
Pierre. Leurs décorations sont superbes. La Sale d'Aliberti à Rome a sept
rangs de loges. On a vu souvent sur
le Théâtre un carosse traîné par six
chevaux effectifs; ce qui peut faire
juger de son étendue. Leurs machines
en récompense sont infiniment au-dessous des nôtres, soit pour la quantité,
soit pour la promptitude de l'exécution. Leur récitatif est excessivement court: un Acteur ne dit gueres 6 ou 7 vers, qu'ils ne soient suivis d'une Arie-
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te. Cette quantité d'airs, qui se succedent , empêche l'Opéra de languir.
»Les Italiens trouvent leur récitatif
beau, dit l'Auteur: je l'ai toujours
trouvé ridicule & incapable d'aller
au cœur. Il est vrai qu'il seroit assez
difficile de faire un récit touchant
sur des vers aussi mauvais que les
leurs le sont ordinairement. Leurs
airs sont d'un goût infini ; ils sont
encore plus au-dessus des nôtres,
qu'ils ne le disent eux-mêmes. Quelque plaisir qu'on ait à les entendre en France, on ne sçauroit comprendre combien ils perdent, dès qu'ils ne sont pas chantez par un gosier Italien.«
Quoique l'Opéra Italien n'ait ni la
majesté du spectacle, ni la diversité
des danses & des chœurs, ni le fréquent usage des machines, il ne laisse
pas de plaire à tout le monde, selon l'Auteur, & il risque moins d'ennuyer que le nôtre; un Opéra de trois heures ne paroît durer qu'un instant; il ajoute que le récitatif des Opéra François est ennuyeux, que l'Opéra n’est pas fait pour la déclamation,
que c'est pour entendre chanter qu'on
va à l'Opéra, & non pour être touché
par de beaux vers ou par de longs & de
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tristes récits: qu'il y a presque dans tous les Etats de l'Europe des Comédies
Françoises, mais qu'à l’egard des
Opéra François, on n'en veut point.
Dans la seconde Lettre, l'Auteur
s'élève contre l'injuste mépris que l’on
a en France pour la profession de Comédien: » II semble, dit-il, que nous
ayons été jaloux du progrès qu'avoit fait notre Théâtre, & de l'applaudissement qu'il a eu chez toutes les nations. Nous avons affecté de répandre l'ignominie & l'infamie
sur ceux, qui par leur talent illustrent
notre patrie. Contens de loüer & d'estimer le Poëte, nous avons poussé le mépris jusqu'à l'excès pour les Comédiens, quoique le Public leur fût autant redevable de ses plaisirs, qu'aux Auteurs mêmes. La
Chammelé, Baron, Beaubourg, ont été dans leur art d'aussi grands personnages que Corneille & Racine. Il faut autant de peine, de soin, de travaux, de génie, & de naturel, pour former un grand Comédien, que pour faire un grand Poète. L'un est
même plus rare que l'autre.« L'Auteur ajoute qu'il ne peut revenir de sa
surprise, lorsqu'il considere la sépulture accordée avec peine à Molière. 56|57
Les Italiens sont bien éloignés d'avoir
des préjugés si ridicules: amateurs des
beaux arts, ils se gardent bien de flétrir ceux qui les font briller. On sçait
les honneurs funèbres rendus par les
Anglois à la célèbre Oldfields, la Le
Couvreur de Londres, inhumée à Westminster au milieu des Rois & de tous
les grands personnages d'Angleterre.
Les distinctions & les récompenses, dit
M. d'Argens, inspirent aux Comédiennes d'Italie des sentimens qui sont inconnus aux nôtres; participant a tous les honneurs de la societé, & encouragées par les égards, elles tâchent de ne point se rendre méprisables par une conduite déréglée. Des personnes que leur art expose au mépris, ne sont plus retenuës par des sentimens qui leur deviennent inutiles. L'Auteur dit que nous ne devons reprocher qu'à nous-mêmes la mauvaise conduite de nos Actrices. » Lorsque j'avilis quelqu'un, dit- il , que je l’abaisse, que je le couvre d'ignominie, j'éteins en lui toutes les semences d'honneur.
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