Compte rendu des Réflexions critiques sur les différentes Ecoles de Peinture par M. le Marquis d'Argens , Paris 1752, dans : Mercure de France , Avril 1752, p. 128-137:
MERCURE DE FRANCE. NOUVELLES LITTERAIRES. REFLEXIONS critiques sur les différentes Ecoles de Peinture par M. le Marquis d'Argens. À Paris, chez Rollin, Grangé, Bauche, fils 1752, un volume in-12.
L'Ouvrage que nous annonçons est écrit facilement, & rempli de connoissances fort étendues sur la matière qui y est traitée. On y voit nos Peintres mis en parallèle avec les Peintres réunis de toutes les Ecoles, & l'emporter souvent sur eux. Il se peut que l'amour de la Patrie ait quelquefois séduit l'Auteur, mais on est sur qu'il ne met point de politique dans ses jugemens : il a toujours un air de candeur, auquel on ne peut refuser sa confiance. Les Artistes comparés sont, Raphaël & le Sueur : Michel- Ange & le Brun : Léonard de Vinci & Jean Cousin : Jules-Romain & Fresninet : André-del-Sarto et Santerre : Michel-Ange-des-Batailles & le Bourguignon : Pierre de Crotone & Bon-Boulogne : Carle-Marate & Louis Boulogne & le Guaspre & Claude Lorrain : Titien & Blanchard : Tintoret & Vanloo le père : Paul Veronese & la Fosse : Palme le vieux & Rigaud : Palme le jeune & Lar- 128|129 giliere : le Corege & Mignard : le Parmesan & Noël Coypel : Annibal Carache & Parmesan : le Dominicain & Jouvenet ; Michel-Ange de Caravage & le Valentin : Guide René & le Poussin : Lanfranc & Vouet : Lalbane & Antoine Coypel : Benedette & Desportes : Rubens & le Moine : Krayer & le Puget : Rimbrant & de Troye le père : Tenieres & Wateau.
Pour mettre nos Lecteurs à portée de juger du style & de la sagacité de l'Auteur des Réflexions, nous allons copier le parallèle qu'il fait de Michel-Ange & de l e Brun : on trouvera la même précision, le même goût, les mêmes nuances, les mêmes contrastes dans les autres.
Michel-Ange montra dès sa tendre jeunesse un grand amour pour le dessin, & par les progrès rapides qu'il y fit il donna des marques certaines des grandes choses qu'il exécuteroit un jour.
Le Brun fit paroître le même amour & la même disposition pour le dessin dès ses premières années. Il fit, a l'âge de quinze ans, deux Ouvrages qui surprirent tous les Peintres : l'un représentoit Hercule assommant les chevaux de Diomede, & l'autre étoit le portrait de son grand pere. 129|130
Michel-Ange ayant acquis une grande réputation se servit de l'amour que Laurent de Médicis avoir pour les Arts, & établit à Florence une Académie de Peinture & de Sculpture, dans laquelle se formèrent ensuite plusieurs habiles Peintres.
Le Brun employa le crédit qu'il avoit auprès de M. Colbert , & profita de l'encouragement que ce Ministre donnoit aux Arts, non-seulement pour fonder l'Académie de Peinture & de Sculpture, d'où s ont sortis tous les grands Peintres que la France a eu depuis, mais il établit une se conde Académie à Rome.
Michel-Ange fut toujours brouillé avec Raphaël : ces deux grands hommes conçurent l'un pour l'autre une jalousie étonnante.
Le Brun & le Sueur ne furent pas moins opposés l'un à l'autre, que l'avoient été ces deux illustres Italiens.
Michel Ange fut aimé non-seulement de plusieurs grands Seigneurs, mais de plusieurs Souverains, & de plusieurs Papes. Louis XIV. donna beaucoup de marques non-seulement de sa protection, mais même de son amitié à le Brun.
Le Brun mourut dans un âge fort avancé, estimé & honoré de tous ses Compatriotes. Michel-Ange finit sa carrière aussi 130|131 glorieusement qu'il l'avoit commencée. Sa gloire se conserva pure jusqu'à l'âge de qu atre-vingt-dix ans : il mourut à Rome, où on lui fit des obsèques superbes : le Duc Côme de Médicis, enviant à cette Ville les restes d'un aussi grand homme que Michel-Ange, il le fit déterrer en secret pendant la nuit, & le fit transporter à Florence, où il fut enterré avec tous le s honneurs possibles, dans l'Eglise de Sainte-Croix.
Michel-Ange avoit un génie vaste , capable d'exécuter les plus grandes compositions ; c'est ce qu'on voit dans ton Ouvrage du Jugement Universel, & dans ses autres Tableaux qui sont dans la Chapelle du Pape.
La gallerie de Versailles, les batailles d'Alexandre, les grands Tableaux dont nos Eglises de Paris sont remplies, & qui sont tous composés d'une manière sublime, montrent assez qu'il n'y a jamais eu de Peintre qui l'ait emporté sur le Brun, pour la grandeur du génie.
Michel-Ange est un des premiers Peintres qui ait banni de l'Italie la petite manière ou les restes du gothique, dont Raphaël au commencement n'étoit pas exempt. Le Brun changea la manière de s on Maître Vouet, il servit beaucoup à 131|132 faire abandonner les teintes sauvages & s ouvent frivoles, dont ce Peintre se servoit pour expédier promptement ses Ouvrages.
Michel-Ange a dessiné très-correctement, & de la plus grande manière, ce-pendant, au jugement même de M. de Pile. Il n'a pu joindre à ce grand goût la pureté & l'élégance des contours, parce qu'ayant regardé le corps humain dans sa plus grande force : ou ayant peut-être poussé trop loin son imagination là-dessus, il a fait les membres de ses figures trop puissans, & chargé , com me on dit, son dessein : c'est ce qui a fait dire à bien des Connoisseurs, que Michel-Ange étoit Sauvage.
Quoique la façon de dessiner de le Brun s oit d'une grande manière, ainsi que celle de Michel-Ange, il est moins chargé, plus égal, plus gracieux que lui, cependant plus correct. Il seroit cependant à souhaiter que le Brun eut rendu quelque-fois ses figures plus [u]suelles.
MicheI-Ange excelloit dans l'Anatomie ; il entendoit parfaitement l'emboîture des os, l'emmanchement des membres, les fonctions des muscles, & les différens mouvemens qu'ils font selon les diverses attitudes, mais il marquoit si fort toutes les parties du corps, qu'il sem- 132|133 ble souvent n'avoir peint que des Ecorchés, ce qui devient désagréable à la vue.
Le Brun a connu parfaitement l'Anatomie, mais il a sagement senti que, de même que la Nature a mis sur les muscles une peau qui les adoucit en les couvrant, l e Peintre doit de même ne les marquer que jusqu'a un certain point, & avoir surtout beaucoup d'égard à l'âge, à la condition & au Sexe des figures qu'il peint.
Michel-Ange a entièrement négligé la couleur , & l'on peut dire hardiment qu'il a ignoré tout ce qui dépend du coloris ; ses carnations dans les clairs font couleur de brique, & dans les ombres sont noires, & si l'on dit que ce défaut doit être attribué au tems & non pas à Michel-Ange, je réponds uniquement que c'est à Michel-Ange qu'il doit être imputé puisqu'il n'en est pas de même des Ouvrages que Frasebasti-del-Diombo a fait d'après les desseins de Michel-Ange, la couleur en étant beaucoup meilleure, & tenant du goût Vénitien ; cependant ses tableaux s ont peints dans le même tems que ceux de Michel-Ange, il n'y a rien à répondre à cela que de mauvaises raisons : & de mauvaises raisons ne valent pas la peine d'être réfutées.
Le Brun a infiniment mieux coloré que 133|134 Michel-Ange, on peut dire qu'il y a peu d e Peintres de l'Ecole Romaine qui ayent poussé la connoissance du coloris aussi loin que lui. On voit deux tableaux de lui parmi ceux qui sont exposés au Luxembourg, dont la couleur est très-suave. Il y a une sainte Famille, qui se soutiendroit auprès de l'Ouvrage du Titien. Ceux donc, qui très médiocres Connoisseurs en Peintures, ont décidé hardiment que le Brun avoit coloré d'une manière grise y auroient dû voir ses meilleurs Ouvrages, ou consulter des gens plus éclairés qu'eux, qui les auroient instruit jusqu'à quel point ils devroient blâmer le coloris de l e Brun. Car il faut convenir que dans plusieurs de ses Ouvrages, il n'est point exempt de blâme à plusieurs égards, ses couleurs locales sont quelquefois triviales, & il n'a point fait assez d'attention à donner par cette partie le véritable caractère à chaque objet. Il auroit été à souhaiter que le Brun, en revenant de Rome, eût vu l'Ecole Vénitienne, ou la Flamande : mais enfin, quoique son coloris n'ait ni Ia vérité ni le brillant de celui des grands Peintres de ces Ecoles, on ne doit pas croire que dans les tableaux, où il a voulu montrer la connoissance qu'il en avoit, il n'y ait de très-belles choses. 134|135 II ne faut y pour s'en convaincre, que jetter les yeux sur le magnifique tableau du massacre des Innocens, que M. le Duc d'Orléans conserve dans son Cabinet.
Les airs de tête de Michel-Ange sont fiers & variés, ceux de le Brun sont nobles, expriment ce qu'il a voulu représenter, & dépeignent bien les passons de l'â me, mais ils sont moins variés que ceux de Michel Ange. M. de Pile a judicieusement remarqué cette trop grande uniformité dans la manière de peindre les passions de l'âme. Cette générale expression , dit cet habile Critique, des passions de l'âme, peut avoir lieu pour le dessein tant des Figures que des airs de tête que le Brun a représentés ; car ils sont presque toujours les mêmes, quoique d'un très-beaux choix, ce qui vient sans doute, ou d'avoir réduit la nature à l'habitude qu'il avait contractée, ou de n'y avoir pas assez considéré les diversités dont elle est susceptible, & dont les productions singulières ne sont pas moins l'objet du Peintre que les générales.
Si les expressions de le Brun sont trop uniformes, & se ressentent de ce qu'on appelle habitude & manière ; celles de Michel Ange sont souvent peu naturelles, & tiennent de cette manière sauvage qui règne par tout dans le dessein de ce 135|136 Peintre ; elles sont cependant d'une grande force.
Les Draperies de le Brun sont bien jettées, flatans & marquans le nœud avec délicatesse, elles pêchent seulement en ce qu'elles n'ont point l'agréable variété des étoffes particulières : celles de Michel-Ange ont non-seulement ce dernier défaut, mais elles sont trop- adhérentes.
Les tableaux de le Brun manquent quelquefois par le clair-obscur, cependant il en a connu l'absolue nécessité, & l'a même pratiquée dans ses plus grands Ouvrages, comme on le peut voir dans ses Batailles d'Alexandre & dans la famille de Darius. Michel-Ange n'a pas eu une meilleure idée du clair obscur que du coloris, & nous avons vu combien peu il a été habile dans cette partie.
Le génie élevé de Michel-Ange tomboit quelque fois dans des imaginations outrées, bizares & même extravagantes, c'est ce qu'on peut voir dans son Jugement dernier, où il a mêlé la fable avec les vérités de l'Evangile. Il est vrai qu'il faut convenir que de quelque nature que s oient ses pensées, soit qu'elles soient sages, soit qu'elles soient outrées & bizares, elles ont toujours du grand.
Le Brun a montré dans ses plus gran- 136|137 des compositions, ainsi que dans ses plus petites, un esprit élevé, mais solide, qui n'agit qu'avec réflexion ; il n'a jamais rien fait entrer dans les sujets qu'il a traités, que ce qu'il convenoit d'y mettre. Il n'est point de Peintre qui ait observé avec plus de soin non-seulement le coustumé mais encore tout ce qui peut servir à faire connoître le caractère, l'état, les fonctions, & le Pays des gens qu'il représentait, c'est ce qu'on voit avec un plaisir toujours nouveau, dans la famille de Darius, qu'on doit regarder comme un des plus beaux tableaux du monde, soit par l a composition qui en est sublime, soit par la disposition qui en est excellente, s oit par le dessein qui est très-correcte, s oit par les expressions qui sont ravissantes, soit par le clair-obscur qui y est très-sagement en usage, soit même par la couleur, qui quoiqu'elle soit dans ce tableau la dernière partie, & celle qui a le moindre mérite, doit cependant être admirée dans plusieurs têtes & surtout dans celle de la mère de Darius, & de la femme de c e Prince, soit par le pinceau qui est léger & coulant ; remarquons ici que celle de Michel-Ange étoit dur & sec, & se sentoit de la main du Sculpteur. |