Compte-rendu des Réflexions critiques sur les différentes écoles de peinture, in: Journal de Trévoux LII (1752), p. 1007-1020:
ARTICLE XLVI. REFLEXIONS CRITIQUES sur les différentes Ecoles de
Peinture, in-12. pag. 240. A Paris chez Rollin, Grangé, Bauche &c. M.DCC.LII.
Jamais on ne compara les anciens Peintres Romains avec les Grecs ; &: la raison en est manifeste. Rome ne se piqua point d'égaler en ce genre la gloire d'Athènes & de Corinthe. Elle se
contenta de rechercher les ouvra- 1007|1008 ges de ce Peuple vaincu, d'attirer les Artistes, de les employer,
de les récompenser. Rome se crut
faite pour commander au Monde,
& non pour cultiver les Arts
d'amusement. Il entroit beaucoup
de fierté dans cette pensée, peut-être aussi désespera-t-on du succès.
Que nous arriveroit-il a nous autres François, si nous voyions la
Venus d'Appelle, le Jalyse de Protogène, l'Iphigénie de Timanthe? Placés devant ces chef-d'oeuvres,
ne serions-nous pas tentés d'abandonner nos atteliers, de briser nos pinceaux?
Mais nous n'avons aujourd'hui vis-à-vis de nous que des Ecoles modernes, rien par conséquent
qui doive nous décourager, & depuis un siècle nos travaux Pittoresques ne sont-ils pas assez grands, nos succès ne sont-ils pas assez marqués pour qu'il nous soit permis d'aspirer aux premiers hon- 1008|1009 neurs de l'Art ? Cependant il est
comme établi que les Italiens &
les Flamands jouissent de la prééminence, notre Nation même, trop peu attentive sur ses intérêts & sur sa gloire, cède la palme avec une libéralité qui doit paroître extraordinaire: & c'est ce qui sollicite le zèle de M. le Marquis d'Argens Auteur de cet Ouvrage. Il prétend faire voir qu'il y a en France des Peintres qu'on
peut opposer aux plus grands Maîtres des autres Ecoles. Il compose son Livre sur ce plan, c'est un parallèle suivi de nos Artistes avec ceux d'Italie & de Flandre: Parallèle agréable par la matière, qui porte toujours avec elle ses charmes, & par la façon libre, variée, intéressante dont elle est traitée.
Comme on voit dans Plutarque deux Héros, l'un Grec l'autre Romain, marcher toujours colla- 1009|1010 téralement; ainsi dans chaque Paragraphe du Livre qui nous occupe, deux Peintres célèbres, l'un Italien ou Flamand, l'autre François, sont nommés, comparés, appréciés: il n'y a que Vandeick qui
se trouve, à la fin, porté comme un Vainqueur sur le Char de Triomphe. Car l'Auteur pense que c'est le plus grand Peintre qui ait existé depuis le rétablissement des Arts:
on doit lire ses raisons, & nous ne devons pas en juger. Il nous convient mieux de dire, en jettant les yeux sur Raphaël, le Sueur, le Poussin, le Brun, le Corrège, Rubens & Vandeick, ce que Cicéron disoit de Zeuxis, d'Aglaophon & d'Apelle: tous ces grands Maîtres sont fort différents les uns des autres, & cependant il n'en est aucun qui paroissse manquer de la perfection de son Art.*
[*Dissimillimi inter se Zeuxis, Aglaophon, Apelles; neque tamen eorum quisquam est, cui quicquam in arte suae deesse vedeatur. Cicero de Orat. L. 3.
1010|1011 Le but de l'Auteur étant de comparer, de préférer même plusieurs de nos Peintres à ceux des autres Ecoles, il doit résulter de-là une controverse, mais quel en est le juste point de vue? Qu'on ne croye pas qu'elle ressemble au démêlé de Perrault pour les Modernes contre les Anciens: "la jalousie que cet Ecrivain avoit contre les plus célèbres Auteurs ses contemporains, lui fit commettre mille bévues. Il oppose les Tragédies de Quinault a celles de Sophocle & d'Euripide; l'Enéide de Virgile aux Poèmes de Scudery, de Chapelain & de saint Amant. Qu'arriva-t-il de-là? C'est que Despréaux qui défendoit la cause des Anciens triompha & parut avoir raison. 1011|1012 Cependant son adversaire étoit peut-être aussi bien fondé que lui dans son opinion; mais un
amour propre mal-entendu le mettoit dans l'impossibilité de prouver la vérité qu'il défendoit,
l'empêchant d'opposer aux Anciens ceux qu'il falloit leur opposer, puisqu'il étoit ennemi de
Racine, de Molière, de Despréaux & de plusieurs autres grands hommes que le siècle de Louis XIV. a donnés." C'étoit faire comme quelqu'un qui, dans un procès de conséquence, employeroit de mauvaises pièces & laisseroit les meilleures, qui feroit valoir les moyens les plus foibles & ne tireroit aucun avantage des
arguments démonstratifs.
M. le Marquis d'Argens ne prend pas la même route; comme il n'éprouve ni inimitié ni jalousie à l'égard de nos Artistes, il n'oppose point aux Ecoles étrangères des 1012|1013 Maîtres du second ordre , laissant les plus illustres dans l'oubli, c'est bien tout le contraire. Il ne paroît
dans son Livre que des noms célèbres, des mérites éprouvés, constatés & reconnus. Perrault faisoit encore une faute dans son parallèle des Anciens & des Modernes: " c'est qu'au lieu de rendre aux
Grecs & aux Romains toute la justice que ces grands génies méritent, il étoit uniquement occupé à relever leurs fautes, souvent même il leur en attribuoit qu'ils n'ont point commises, & il passojt légèrement sur les choses sublimes dont ils sont remplis."
Notre Auteur ne tombe point dans ce défaut. "II rend justice aux grands talens des Peintres Italiens, il en parle avec le même zèle que s'il étoit né leur compatriote.. . . Lorsqu'il s'agit de louer ces Artistes, il n'emprunte 1013|1014 le secours de personne. Il n'en est pas de même de blâmer ; il cherche à appuyer ce qu'il dit, de l'autorité des plus grands Connoisseurs: au contraire, lorsqu'il faut condamner quelques défauts dans un Peintre François, il n'a recours à l'autorité de personne, il prononce hardiment l'Arrêt ; mais s'il faut le louer, il aime mieux faire parler ceux qui ont rendu justice à son mérite."
Voilà de bonnes preuves d'impartialité, elles se manifestent de plus en plus dans le corps de l'ouvrage: & par exemple , est-il question de reconnoître quelques défauts dans Raphaël, de la sécheresse dans son pinceau, de la médiocrité dans ses païsages, on s'autorise du jugement de M. de Piles, mais faut-il rendre hommage à ses grandes qualités ? M. d'Argens dit de lui-même : " il a des- 1014|1015 siné avec la correction, l'élégance & la précision de l'Antique ; il a varié ses airs de tête, & leur a donné beaucoup de noblesse; ses expressions sont modérées sans froideur, & vives sans exagération. Il a peint également bien toutes les passions ; c'est ce qu'on peut voir dans l'école d'Athènes, dans l'Histoire d'Héliodore, dans la dispute du S. Sacrement, dans l'incendie du Bourg S. Pierre & dans les autres grands Tableaux qui sont peints, ainsi que ceux-là , à Fresque dans les salles du Vatican.
Le Sueur se soutient vis-à-vis de Raphaël: c'est tout ce qu'à pû prétendre notre Auteur. Il y en a bien assez pour surprendre les Italiens, puisque lorsqu'on leur parle de le Sueur, ils affectent non seulement de n'en pas connaître les Ouvrages, mais même le nom. C'est aussi l'observation qu'on trouve dans l'Abrégé 1015|1016 de la Vie des Peintres, imprimé
en 1745. "Je nornmois, dit l'Auteur, aux Italiens, le Sueur qu'ils affectoient ne pas connoître; les éloges que je lui donnois les étonnoient d'autant plus qu'ils n'estimoient les autres que parce qu'ils les avoient vû se former dans leur pays."
M. d'Argens critique quelquefois cet abrégé de la vie des Peintres. Par exemple , dans ce dernier
ouvrage, à l'Article du Corrège, on reproche une contradiction prétendue à MM. de Piles & de S.Gelais sur la question si le Corrège avoit été a Rome ; & notre Auteur montre avec assez de précision que la contradiction n'est pas réelle; qu'il faut seulement distinguer les époques des divers Tableaux du Çorrége, que c'est-là le fil qui dirige le Lecteur dans cet endroit des ouvrages de de Piles & de S. Gelais. Ailleurs l'abrégé de la vie des 1016|1017 Peintres vante le coloris & les Paysages du Dominiquain: M. d'Argens parlant d'après M. de Piles, ne convient pas de ces qualités. Il n'attribue pas non plus la beauté du coloris à Jouvenet; il trouve que ce grand Peintre a trop donné dans le jaune: autre critique de la vie des Peintres; mais critique modérée partout, mêlée même
de témoignages d'estime & de considération pour l'Auteur plein de zèle, qui nous a donné cet Ouvrage.
Il y auroit cent chose s à recueillir de nos parallèles. Michel-Ange marche avec le Brun: celui-ci a
des avantages pour le coloris, les draperies, la science du Costume.
Pour le génie, la fierté & l'élévation des pensées, c'est un dangereux voisin que Michel-Ange. Plus dangereux peut-être est Jules Romain en regard avec Fréminet, Titien avec Blanchard, Tintoret 1017|1018
avec Vanloo le père , Paul Véronèse avec la Fosse, Annibal Carache avec Bourdon &c.
Mais il faut convenir aussi des
préjugés de notre éducation: il
nous arrive, presque dès l'enfance,
d'entendre prodiguer les éloges à
Jules Romain, à Titien, à Tintoret, à Paul Veronse, aux Caraches; & l'on ne nous parle pas
également de certains Maîtres qui
ont brillé ou dû briller parmi nous,
tels que Freminet , Blanchard, Bourdon ou quelques autres. Il en est de cela, proportions gardées, comme de ces anciens Héros de
la Grèce & de Rome, dont les exploits remplissent notre imagination dès le printems de l'âge. A peine dans la suite pouvons nous souffrir qu'on fasse entrer en parallèle avec eux nos Condés & nos Turenne. Il faut donc que l'examen, que la réflexion, que l'étude corrige en tout ceci nos Premières 1018|1019 idées , & par rapport au degré
d'estime que méritent les Peintres
qui se sont distingués parmi nous
depuis 150 ans, il est bon d'écouter notre Auteur, d'apprendre de
lui à juger sainement & avec connoisance de cause.
On aime particulièrement dans
son livre les parallèles du Corrège
& de Mignard, du Dominicain & de Jouvenet, du Guide & du Poussin, de Rubens & de le Moine, de Krayer & de Puget. Ce dernier n'est guères connu en France que par ses admirables Sculptures ; cependant on a de lui d'excellents tableaux; " on en voit plusieurs dans les Eglises de Marseille:
presque tous les Peintres qui vont à Rome à l'Académie & qui en reviennent, les admirent & en conservent un profond souvenir.... Pourquoi donc les Auteurs qui écrivent la vie des Peintres, ne parlent-ils pas de 1019|1020
ce grand homme? S'ils prétendent que c'est parce qu'on doit le ranger parmi les Sculpteurs, je leur demande pourquoi ils ont parlé amplement de Michel Ange? Ils répondent que c'est parce que Michel Ange étoit Peintre & Sculpteur; il faut donc par la même raison qu'ils placent Puget au rang des grands Peintres."
Nous terminons cet Extrait par un mot qui est comme l'Abrégé du Livre. L'Auteur du Poème de la Peinture, apostrophant la France, lui dit:
Nihil est Italis cur aemula telis / Invideas.
C'est ce qu'a voulu prouver M. le Marquis d'Argens: il mérite bien de la reconnoissance pour son zèle,
pour son Patriotisme, & le Lecteur y joindra sans doute des éloges pour les qualités littéraires de l'Ouvrage.
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