Compte rendu du premier volume des Lettres juives, in: Journal de Trévoux XXXVI (1736), p. 1349-1362:
LETTRES JUIVES, ou Correspondance Philosophique, Historique et critique entre un Juif Voyageur à Paris & ses Correspondans en divers endroits. Depuis 1735 jusqu'à 1736. Lettres 27. A la Haye, chez Pierre Paupie.
Quand un Ecrivain de sens froid se mêle d'être impie ou libertin dans ses écrits, il compte sur la corruption du cœur humain ; & par 1349|1350 là il fait peu d'honneur à l'humanité en général, & particulièrement aux Lecteurs ouvertement dépravez auxquels il se propose de plaire. Mais il se trompe s'il croit se faire honneur à lui-même. L'affiche seule d'impiété & de libertinage d'esprit, ne suffit pas-pour persuader ou pour amuser. Il faut une sorte d'assaisonnement assez rare. Le cœur tout corrompu qu'il est, a une droiture naturelle qui le ramene au vrai. Il veut être séduit, du moins par une apparence de vérité. II veut des attraits dans la vérité même, & à plus forte raison dans l'erreur. Il ne prend point pour œuvre Philosophique, un tissu de raisonnemens pareils à celui-ci. La parole de Dieu & les Mysteres de la Foy, tout doit être à la mode. St. Pierre & St. Paul ont été remplacez par Ste. Geneviève. Le crédit de Ste. Geneviève est passé. St**. a pris le dessus, jusqu'à-ce que quelqu'un autre remplisse sa place … donc la Religion est sujette au changement; & fausse. Un livre n'est point regardé comme Historique ni Critique, pour neuf ou dix Historiettes 1350|1351 réflexions cent fois ressassées. En un qui ne font point rire, ou pour cinq ou six mot, l'on ne prend point le change sur un titre spécieux. Aussi les Auteurs assez malheureux pour se faire un mérite de débiter des pensées libres, tâchent-ils du moins de les rendre nouvelles, & de préparer leur poison avec tout l'art dont ils sont capables. Force & précision dans les raisonnemens, grandeur ou délicatesse dans les sentimens, finesse ou grâces dans le tour, élégance ou énergie dans l'élocution, rien n'est omis par ceux qui sçavent ne rien omettre pour plaire à coup sur, c'est-à-dire, par les vrais talens que l'erreur a séduits. Heureusement il en est peu ; & par consequent il y a peu de Livres corrupteurs qui soient de longue durée. Les autres, faute d'un certain sel, retombent dans les ténèbres d'où ils sont sortis. L'ennui vient au secours de la raison des Lecteurs, & !a curiosité s'éteint bien-tôt par le dégoût. C'est apparemment sur ce principe que dans certains païs Chrétiens où l'on 1351|1352 donne carrière à l'Esprit, sans en craindre les abus, l'on tolère la licence des presses pour certains livres proscrits ailleurs, tels que les Lettres Juives.
L'Auteur anonyme de cet Ouvrage périodique, paroît avoir été éblouï par le succès de quelques Lettres ingenieuses, à qui un air de nouveauté a donné plus de cours que leurs Auteurs mêmes n'auroient voulu. Il a crû qu'il n'y avoit qu'à vouloir les imiter pour réussir comme eux. D'un autre côté il à été effrayé par le nombre de quelques Copistes qui s'étoient transformez en Arabes, en Turcs, en Malabares, &c. pour paroître masquez à leur avantage dans le bal de la littérature libertine. Mais il s'est consolé en imaginant de se déguiser en Juif. Ce déguisement lui a semblé merveilleux & nouveau pour rajeunir à sa mode des satyres vieillies à force d'être redites, sur la Religion, sur la Littérature, sur les Coûtumes, sur la Ville, sur la Cour, sur tout ce que permet la licence des Lettres sans nom. Son but, dit-il, est d'amuser 1352|1353 & d'instruire. C'est là le point.. Voïons de quelle manière il s'y prend.
Il prétend amuser en jettant à la volée quelques traits sur des matières de Théologie qu'il n'entend pas, sans considerer que les efforts qu'il fait pour cacher son ignorance, la décèlent à chaque instant. Le moyen de plaisanter en homme intelligent, c'est de connoître au moins superficiellement les sujets dont. on veut railler. Autrement l'on s'expose, comme l'Auteur, à un ridicule rétroactif, en prenant un objet pour un autre. C'est le ridicule du Chasseur Campagnard qui prend un jeune cerf pour le cerf de meute. Aussi, à dire vrai, nôtre Juif passe fort légèrement sur ces matières, aussi-bien que sur celles d'érudition. Il craint d'entrer dans un païs qu'il connoît peu. Mais s'agit-il de se répandre en ris dissolus sur le Papisme, sur les Sacremens, sur les Indulgences, sur les Reliques, &c. c'est alors qu'il triomphe. Sa plume plagiaire coule rapidement sur des feuilles entières qu'elle remplit de traits usez qu'il s'efforce en vain de rendre 1353|1354 Nouveaux. Il nous permettra de Iui dire avec les Lecteurs judicieux, que la véritable & bonne plaisanterie consiste, non à s'efforcer d'être plaisant, mais à l'être sans effort. Venons à l'instruction.
Il nous instruit par exemple en nous apprenant que la seule Religion qui soit bonne aujourd'hui, est le Judaisme. Il se dit d'abord Juif de bonne foi. Il prêche ensuite en vrai Israëlite, en Juif dévot & zélé au point de vouloir ramener toute !a terre à la Synagogue. Puis pour ne pas effraïer les gens par une mission trop vive, il se déclare Juif sans cérémonies. II les bannit toutes jusqu'à la Circoncision. Enfin il leve le masque, & il tâche de prouver qu'il est Juif parfait parce qu'il est Deiste. Voilà le Judaïsme étrangement simplifié. Aussi s'épargne-t-il la peine d'être l'Apôtre Universel de la Synagogue. Il la trouve tout à coup remplie de tous les peuples sensez, ou plûtôt il voit qu'elle n'est autre chose que l'Univers entier. Commençons par la France.
"Jai (dit-il) découvert a Paris un nombre infini de 1354|1355 Juifs qui le sont, sans croire l'être et sans en rien sçavoir. Ce que je te dis semble un conte fait à plaisir. Rien n'est cependant plus vrai ... ils croyent un Dieu qui a créé l'Univers, qui récompense les bons & punit les méchans. Que croyons nous davantage ? ( Cela est répété dans les 27 Lettres que nous avons sous les yeux.) N'est-ce pas là toute notre Religion, excepté quelques cérémonies que nos Docteurs & nos Prêtres nous ont ordonnées ? Voilà pour les Parisiens qui se trouvent Juifs sans croire l'être & sans en rien sçavoir, parce qu'il les suppose purement Déistes, comme il le dit ailleurs. C'est pour leur apprendre cette aimable nouvelle, qu'il exhorte un Rabin de ses amis à se transporter à Paris, en l'assûrant qu'il n'a rien à appréhender du sort auquel les Juifs sont exposez en Espagne ; où par parentheze il nous apprend que les Pères Juifs empoisonnent leurs enfans devenus Chrétiens, s'ils ne rentrent dans le Judaïsme, lorsque leurs Pe- 1355|1356 res ont tant fait que de leur déclarer qu'eux mêmes sont Juifs.
D'un autre côté le charitable Auteur exclura t-il les Turcs de la Synagogue parce qu'ils sont Musulmans? Point du tout. Il les fait Juifs pour le fonds. Il adopte aussi les Chinois, en un mot tout homme raisonnable, & cela à titre de Deisme. Il ne leur manque autre chose à tous que de sçavoir & de croire qu'ils sont Juifs, supposé qu'ils soient Deistes.
Vous voyez que nôtre Auteur en courant de toutes tes forces après la vraye Religion, la trouve par tout. Il est Juif, Musulman, Chrétien, Chinois, tout ce qu'il vous plaira, c'est à dire, Déiste. Rendons lui plus de justice ; comme il y a lieu de conjecturer qu'il est né dans le sein du Christianisme, par une contradiction aussi heureuse pour lui que singuliere, dans sa 26e. Lettre, il redevient Chrétien sans croire l'être & sans en rien sçavoir, de même que les Turcs & les Parisiens sont Juifs sans y penser & sans le vouloir. Ecoutons le.
" La foy des Nazaréens, DE- 1356|1357 MONTREE telle que la prechent leurs Docteurs de la premiere classe a encore plus de brillant que la nôtre. Ils ont tous nos premiers principes, mais il semble qu'ils en ayent épuré les suites. Nôtre Morale a quelque chose de farouche. La leur semble dictée par la bouche Divine. La bonne foi, la candeur, le pardon des ennemis, toutes les vertus que le cœur & l'Esprit peuvent embrasser, leur sont étroitement commandées. Rien ne sçauroit les dispenser de leur devoir. Un véritable Nazaréen est un Philosophe parfait. Dans les autres Religions l'homme, vil esclave, semble ne servir Dieu que par intérêt. Les Nazaréens sont les seuls qui ayent le cœur d'un Fils pour un bon Pere. Ils le servent pour lui, & non dans la vue des recompenses. Nous autres Juifs, le but de nos prières est la richesse, l'abondance & les biens de la terre. De tout tems nous avons peu songé à l'autre monde. &c. " 1357|1358
Remarquez que l'Auteur n'est pas trop bon Juif dans ces dernières paroles, & que n'en disant pas assez sur la créance du Christianisme, il pourroit n'être pas meilleur Chrétien. N'importe. Disons sans le chicaner, que voilà un éloge de la Religion Chrétienne auquel il n'étoit pas naturel de s'attendre.
Ce n'est pas au reste l'unique contradiction qui échappe à l'Auteur. Il y tombe très fréquemment, sans doute pour varier ses demi-feuilles. Parle t-il de la Littérature ! Selon lui elle est perdue depuis Louïs XIV. & selon lui elle est à son plus haut point. Parle t-il du génie des Nations? Les François n'ont que de l'esprit, & ils ont plus. Ils sont capables de refléchir au delà des Anglois mêmes. Les François produisent peu de chose faute de liberté de penser & d'écrire; & ces mêmes François font des chef-dœuvres, &c. Nous lui passons ces contradictions & beaucoup d'autres en faveur de la première, au sujet du Christianisme. Nous voudrions lui passer de même le reste. Nous n'en 1358|1359 dirons rien du moins: mais la liberté de tout penser, de tout écrire, & de tout imprimer qu'il' vante tant, le punit assez par la triste nécessité où elle semble le mettre, de publier régulièrement deux fois par semaine de vieilles injures contre les Moines, les Prêtres, les Docteurs, les Prélats, le Pape, & généralement contre la Religion Romaine, injures assaisonnées du sel peu attique qu'il a emprunté de la fureur des premiers Protestans & dont la politesse plus éclairée des Modernes, rougit aujourd'hui pour leurs Ancêtres. A ce prix ce n'étoit en vérité pas la peine de se faire Juif, ou plutôt de le contrefaire; & s'il est vrai suivant sa maxime, qu' un galant homme doit vivre & mourir dans la Religion où le Ciel l'a fait naître, nous ne doutons pas que ceux qui l'ont connu Chrétien & Catholique ne lui persuadent de rentrer dans l'heureuse route qu'il a quittée, & de ne plus employer ses talens à des écrits qui le déshonorent encore plus qu'ils ne sont capables de séduire ceux qu'il prétend instruire & amu- 1359|1360
ser. Il doit laisser un si méprisable emploi à ce nombre d'Auteurs qu'il dit être en Hollande, & dont il parle en ces termes, par lesquels nous finirons.
" La faim & la soif sont les muses qui les inspirent. Ils ont apprecié un pain à six ignes d'écriture : & la cuisine chez eux n'est fondée que sur le nombre des feuilles de papier qu'ils barbouillent." (Il faut penser que l'Auteur qui travaille par demi-feuilles n'est pas dans le cas) " Les Libraires trouvent le moyen de débiter ces Livres bons ou mauvais. Il leur importe peu que le goût du Public soit gâté & corrompu par ce nombre d'écrits fades. Ils ne peuvent pas vendre des mains de papier blanc à ceux qui demandent sans cesse des Puvrages nouveaux. Ils leurs donnent des Romans écrits durement, sans conduite, & sans caractere; des Poësies qu'Apollon ne dicta jamais ; & des Histoires composées au hazard. Il est tel Auteur qui se figure qu'il en est de son me- 1360|1361 tier, comme de celui d'un Maçon. Il fait un Livre comme les autres font une muraille. Autant de pieds de Maçonnerie autant d'écus ; autant de pages, autant de florins. Le Maçon borne sa journée à trois toises: l'Auteur la règle à trois feuilles d'impression, & tout lui est égal, pourvu qu'il remplisse son papier."
L'Auteur des Lettres Juives n'étant pas dans le cas ainsi que nous le présumons, l'on doit le plaindre de s'être fait gratuitement Juif. Son Imprimeur au reste aussi desinteressé que lui & apparemment plus que le Public, donne aux mécontens ce petit avertissement.
" Quelques personnes sans considerer que quelques unes de mes demi - feuilles sont plus chargées qu'elles ne devroient, se sont plaintes de ce que quelques autres ne l'étoient pas assez. Mais comme il n'est pas possible que chaque sujet fournisse exactement huit pages, & qu'il y auroit de l'extravagance à demander que des Let- 1361|1362 tres fussent toujours précisement d'une égale longueur, doresnavant lorsque quelqu'une de ces Lettres ne remplira pas suffisamment sa demi-feuille, j'aurai soin d'y suppléer par quelque petite pièce Serieuse ou Badine, Morale ou Galante, Historique ou Critique, soit en Vers, soit en Prose, & cela afin que personne n'ait plus à se plaindre du vuide ou de la brièveté de mes demi-feuilles. A la Haye chez Paupie, Libraire sur la Salle, 1736. Ces Lettres Juives continuent à paroître régulierement deux fois par semaines sçavoir le Lundi & le Jeudi, & se trouvent à Amsterdam chez F.Changuion & J.Raykoff Fils, à Rotterdam chez la Veuve F. Johnson, à Leyde chez J. & H. Verbeck, & à Utrecht chez E. Neaulme."
|