Lettre sur la 68ième Lettre juive, in:
Bibliothèque Germanique 40 (1737), S. 112-124:
ARTICLE VI.
Lettre sur la LXVIII. des LETTRES JUIVES.
Tome III. AARON MONECA & JACOB BRITO.
Paris le ...
Pardonnez-le-moi MON CHER JACOB, je n'ai pu résister à la tentation de montrer tes Lettres (1) à quelques personnes de ma connoissance. Mais pourquoi t'en faire des excuses? Il n’est guères croyable qu'un homme qui écrit comme tu le fais, soit jamais fâché que ses productions voient le jour. Peut-être aussi mon amour-propre y trouve-t-il son compte? Notre correspondance me donne ici du relief, & ne nuit point à mes affaires. Tu ne saurois croire, CHER BRITO, combien on y est émerveillé d'entendre un Juif raisonner si pertinem-
(1) On nous a envoyé ce court Article, & nous avons cru pouvoir l'insérer ici.
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ment, & en si beau stile, sur toutes sortes de matières. Je t’avouerai cependant, avec la franchise d'un bon Israelite, que je me suis un peu repenti d'avoir lu dernièrement en pleine compagnie la Lettre que tu m'écris de Lausanne. Il s'y
trouva par hazard un Inconnu, qui en desaprouva hautement plusieurs Articles. Voici à peu-près comment s'exprima cet homme, en m'adressant la parole.
„ Lorsque l'on veut se mêler de décrire un Païs, & de parler de tout un Peuple, on ne sauroit ce me semble, y apporter trop de précision, trop d'examen, & trop d'impartialité : sages précautions, que je ne trouve nullement dans la Lettre que vous venez de nous lire. Dequoi s'avise Mr. votre Ami, par exemple, d'ériger la Ville de Lausanne en Capitale d'un Canton? Cela seroit pardonnable, s'il ecrivoit du tems des Anciens Helvètes: (1) mais aujourd'hui Messieurs de Berne ne seroient pas médiocrement étonnés, s'ils aprenoient qu'il les fait aller de pair avec un de leurs Baillages? Ne le chicanons pourtant pas sur cette bagatelle,
(1) Zurich, Bâle, Stulingen & Lausanne, étoient
effectivement les quatre Cantons ou Villes principales de ces Peuples, du tems de César. De ces deux dernières, l'une se trouve présentement enclavée dans la Souabe, & l'autre est un Bailliage du Païs de Vaux.
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Il faut la lui passer en faveur de sa Nation, qui (soit dit sans vous offenser) s'aplique plus à l'Arithmétique qu'à la Géographie. Cet Ami en donne une seconde preuve, lorsqu'il vous mande, que les Lieux d'où il vous écrit produisent tout ce qui est utile a la Vie, ne sont avares que de ce qui peut introduire le Luxe &c. . . . & ne produisent cependant rien de plus, que ce qu'on trouve dans les autres Cantons.
„ Je voudrois pour l'avantage de la moitié de la Suisse (tout-au-moins) que la chose fût véritable, quand ce ne seroit que pour épargner à ces bonnes
„ gens la peine & la dépense de faire venir de fort loin cette liqueur enchanteresse dont on les accuse d'être si friands; liqueur qu'on trouve abondamment dans le Païs de Vaux. Quelle différence, en effet, pour le Climat & pour la fertilité entre les environs du Lac de Genève dont il s'agit dans votre Lettre, & le terroir stérile & montagneux de six ou sept de ces Cantons! L'inexactitude qui règne dans les deux Articles que je viens d'indiquer, me rappelle certain Abbé que j'ai connu autrefois, & qui a donné quelques Relations au Public Je le surpris un soir qui voyageoit gaillardement dans Morery, & qui décrivoit topographiquement une Ville dont il n'avoit jamais aproché de cent 114|115
lieuës (1). A tout prendre, cette méthode est moins mauvaise que celle de donner des Descriptions vagues, fondées sur des Ouï-dire, ou sur des Mémoires que l'on tronque & qu'on ajuste à sa manière. Les éloges que votre Correspondant donne aux Suisses, sont assez justes, & ne s'accordent pas mal avec ce qu'en dit Jules César dans ses Commentaires. Il seroit seulement à souhaiter, que les tems eûssent moins changé, & que ces louanges de frugalité, d'endurcissement au travail &c. .... convînssent présentement à la plupart des grandes Villes, comme elles conviennent encore aux Montagnards & aux Habitans de la Campagne. Une petite distinction à ce sujet n'auroit rien gâté; n'importe ! Mr. JACOB a sans-doute ses raisons pour s'en tenir à des généralités. N'insistons donc pas là-dessus, & venons au Mais: Ils sont yvrognes au souverain degré. Je me ferois siffler de toute la terre, si j'entreprenois de disculper les Suisses du reproche qu'on leur fait d'aimer le Vin.
(1) Je ne suis, ni assez injuste, ni assez crédule,
pour exiger, ou pour croire que l'Auteur ait voyagé
lui même dans tous les Lieux dont il fait parler les
prétendus Juifs. Peut-être qu’en cette considération
je n'aurois pas relevé les Articles defectueux qui
concernent la Description de la Suisse, s'il s'etoit agi
d'un tout autre Ouvrage que du sien. Mais il ne doit point y avoir de petite faute, pour un Ecrivain qui se mêle de parler de tout d'un ton d'Oracle. 115|116
Cette imputation a passé en proverbe
depuis long-tems, & votre Compatriote vous prend pour un homme de l'autre monde, s'il prétend vous la donner comme une nouvelle de fraîche date. J'en dis autant de leurs Bibliothèques souterraines, & de quantité d'autres
Quolibets qu'on débite sur leur compte. Ils ont été rebattus tant de fois & en tant de façons différentes, qu'en vérité, cela commence a manquer de sel & à dégénérer en trivial. Enfin les Suisses aiment à boire, je n'en disconviendrai pas. Mais voici un autre Mais. On me permettra de dire que l'expression, yvrognes au souverain degré, sonnera toujours mal aux oreilles de ceux qui ont quelque politesse, & qui n'aiment pas qu'on apostrophe crûment une Nation entière (1). Je pourrois ajouter, & nombre de témoins l'attesteroient sans peine, que ce superlatif odieux n'est aujourd'hui guères plus aplicable aux Suisses qu'à beaucoup d'autres Peuples. Ils diroient que parmi les personnes d'un ordre un peu distingué (il s'en
(1) Un Auteur judicieux l’évite avec soin, & ce n'est pas le plus bel endroit de la vie de Richelet, d'avoir apostrophié les Normands & les Dauphinois. Je pourrois même citer des exemples de gens qui s’en sont mal trouvés, si je ne craignois pas qu'on m'accusât de faire des menaces fanfaronnés ; ce qui est certainement fort éloigné de mon caractère & de ma pensée.
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trouve en Suisse, n’en déplaîse aux MaIveillans) un Yvrogne de profession reconnu pour tel est méprisé, fui, & souvent censuré publiquement, sur-tout dans les endroits où l'on professe la Religion Protestante.
Vous-vous ennuyez, continua le Critique en me regardant malicieusement; mais je n'ai pas tout dit, & nous avons encore, s'il vous plaît, quelque petite chose à éplucher.
Admirons d'abord l’heureuse trouvaille que Mr. BRITO a faite. Entre tant de Beaux-Esprits dont la France fourmille, il choisit précisément Chapelle, & l’associe à St. Evremont; le tout pour prouver d'une manière fine & délicate, qu'on passe en Suisse pour un misérable faquin, indigne des bonnes compagnies, quelques talens qu'on ait d'ailleurs, si l'on n'a pas celui d'avaler six à sept pots de vin dans une séance. Il est cependant hors de contestation, que Chapelle, avec la réputation de Bel Esprit, s'étoit acquis celle d'un agréablé Débauché, si l'on veut adoucir le terme. L'Auteur de la Vie de Molière va plus loin ,& nous le dépeint comme un Yvrogne des plus fieffés; témoin la partie de se noyer faite à Hauteuil, dont il l’accuse d'avoir été l'inventeur. (1). Sur
(1) Quoique celui qui critique la Vie de Molière révoque le fait en doute, il ne nie pas que Chapelle n'ait n'ait été un grand Biberon. Il trouve seulement à
redire, que l'Auteur le mette toujours pris de vin
sur la scène, & ne le fasse voir que de son mauvais
côté. Voyez la Critique & la Réponse à cette Critique Pag. 121 du T. I des Oeuvres de Molière ... Edition de Paris 1716.
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ce pied-là, &, selon ce qu'avance votre Ami, loin qu'il eût passé en Suisse pour un misérable faquin, on l'y auroit sans doute naturalisé, & il seroît peut-étre parvenu aux Emplois les plus importans de la République.
Avouez, MONSIEUR, qu'à force de courir après les bons-mots, on tombe quelquefois dans des contradictions un peu fortes. La seule chose qui pourroit sauver celle-ci, seroit de dire, qu'à-là-vérité Chapelle étoit un yvrogne, mais un yvrogne trop spirituel pour des Suisses. Peut-être aussi a t-on trouvé dans quelque Manuscrit authentique, combien l'estomac de ce galant-homme pouvoit contenir de pots de vin. Or s'il est vrai qu'on ne soit aimable parmi ces Peuples qu'à-proportion de la quantité qu'on en fait vuider, & supposé qu'il n'en ait fallu que trois ou quatre pour enyvrer Chapelle, je me retracte, il n'auroit pas brillé en Suisse comme il brilloit en France. Malgré ces correctifs, il faudra toujours convenir que Mr. JACOB donne une étrange idée des pauvres Suisses, & qu'il les prend tous pour des brutaux achevés, s'il croit qu'ils
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eûssent traité de misérable faquin, un homme qui auroit fait tout son possible pour les imiter, & qui n'y auroit manqué que par impuissance.
„Je saute exprès les Articles qui regardent la Religion & la Liberté de la Nation, de-même que celui qui accommode si joliment l'Auteur des Lettres sur les Anglois & les François (1). Les premiers me paroîssent un peu trop délicats à manier; & quant à l'autre, quoique j'aye ouï dire à des Connoisseurs que ces Lettres étoient judicieusement écrites, je me garderai bien de m'ériger en apologiste d'un Ouvrage d'Esprit. Qui sait! si je ne suis pas dans la liste de ceux qui ne doivent prétendre qu'au bon-sens, tout au plus, disons en un mot, de ce bon-sens & de cet esprit en question.
,, On peut dire des Suisses en général (marque votre Lettre) qu’ils ont beaucoup de bon-sens; pour l’esprit, il est tombé en partage à leurs Voisins. (2). Si le té-
(1) Un Suisse qui se mêle de donner des Lettres
au Public, & qui a eu quelque aplaudissement, attentat horrible ! Hinc illæ lachrimæ ! si je ne me trompe. Quoiqu'il en soit, l'Auteur des Lettres Juives devroit attendre qu'il y ait une aussi longue prescription de suffrages en faveur de son Livre, qu'il y eu a en faveur de celui de Mr de Muralt, avant de traiter ce dernier aussi cavalièrement qu'il le traite.
(2) Il n'est pas difficile à deviner quels sont ces
bienheureux Voisins. Ce ne sont certainement pas
les Tiroliens ni les Souabes, bons Allemands dont on nous compte sans-doute pour des diminutifs , en
conséquence de quoi .... Voyez le Problême du
Père Bouhours. A la bonne heure , nous ne nous
croyons pas en méchante Compagnie.
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moignage que rend là-dessus un illustre
Négociateur (1), qui a vécu longtems parmi eux, devoit être compté pour quelque chose, le procès seroit
bientôt terminé. Mais qu'est-ce que l'autorité d'un Ambassadeur, au prix de la décision d'un Juif, qui en fait
d'Esprit vaut souvent beaucoup mieux que
celle d'un Académicien ? (2) Je laisse donc là cette autorité, & en attendant qu'on ait défini au juste en quoi consiste le véritable Esprit, je vais dire ce que je pense à cet égard.
Puisqu'on daigne bénignement accorder aux Suisses une portion raisonnable de bon-sens, je les connois assez pour ôser répondre, sans recueillir les voix, que la plus grande & la plus saine partie d'entr'eux préférera toujours ce gros bon-sens à certain esprit après lequel on se tue de courir aujourd'hui: esprit brillant à la vérité, mais souvent dangereux & rarement solide. Que voulez-vous, MONSlEUR, on doit se contenter de ce qu'on possède: car, comme il
est très-élégamment remarqué à la fin de votre Lettre, chaque Nation a son bon & son mauvais; on se pique
(1) Le Comte Du Luc.
(2) Voyez la Préface du 3. Tome des L. J.
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l’une, d'être grands Philosophes; chez
l'autre on ne s'en pique pas, & on se
contente d'une Philosophie simple &
naturelle (1), propre à former les
mœurs & à régler la conduite. En
certains Païs, les Poëtes sont aussi communs que les Hannetons au Mois de Mai; ailleurs, ils sont aussi rares que les Eléphans à Paris. La conséquence
que j'en tire est, que les Suisses étant ignorans comme des Mathurins, & n'ayant pour tout apanage que de la franchise & de la naïveté, ils ne peuvent ni ne doivent aspirer au glorieux avantage d'enrichir les Libraires aux dépens de qui il peut appartenir. Trop heureux ! d'avoir quelques personnes respectables (2), qui cultivent chez eux
les Sciences utiles au bien de la Patrie.
II faut qu'ils laissent à leurs Voisins ces
Ecrits inimitables, qui relèvent par des
traits vifs & animés les défauts de chaque Peuple & de chaque Condition.
Qu'ils renoncent à ces Productions attrayantes, qui, à l'aide d'un tour nouveau, nous aprennent que les François sont inconstans, les Milanois assassins,
(1) Je confesse mon ignorance, je n'avois jamais sçu que la franchise & la naïveté fussent des obstacles invincibles à la saine Philosophie, & Mr. JACOB me l'aprend pag. 94. du 3. Tome des L. J.
(2) Ils ont des Werenfeld, des Ostervald, des Crousaz,
des Herman, des Bernouilli, un Muralt même, &
nombre d'autres, qui, toutes proportions gardées,
valent bien certains Auteurs de la nouvelle espèce.
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& les Italiens en général jaloux & superstitieux : Ouvrages où nous trouvons en termes choisis que Théodore est un Phantôme de Roi, que les Jésuites sont des Ambitieux & des Hypocrites, les Convulsionnaires des Extravagans & ainsi du reste.
Point de jugemens téméraires, je vous prie, sur ce que je viens de dire. Loin que je blâme ici les Auteurs ingénieux qui instruisent en divertissant, je suis le premier à les admirer, & à leur rendre toute la justice qu'ils méritent. (1) J’ai lu d'ailleurs ce que dit La Bruyère, que depuis tant de siècles qu'on écrit, il n'est guères possible qu'on donne toujours du neuf: mais on m'accordera aussi, j'espère, que les Suisses ne sont pas si méprisables, & n'ont pas si grand tort de se mesurer à la portée de leur génie, & de pratiquer modestement la maxime qu'indique un
(1) Cela est si vrai, que malgré quelques expressions outrées & injurieuses dont M. L. M. D. se sert
à l'égard de ma Nation, il ne laisse pas de louer
de très-bon coeur son Philosophe Solitaire, & une
grande partie de ses Lettres Juives, qui sont en effet
fort ingénieuses, & où on trouve à mon gré infiniment plus de bon que de mauvais. Je voudrois seulement, qu'en fait de satire il se livrât moins à la vivacité de son tempéramment, qu'il mesurât les termes, qu'il laissât-là une fois pour toutes les forfanteries des Prêtres & des Moines, dont on étourdit le Public depuis si long-tems; enfin qu’il ménageât un peu plus l'encens qu’il se donne à lui-même en divers endroits de ses Œuvres.
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célèbre Académicien dans un de ses
Ouvrages. (1). La voici. Il n'y a
point de milieu pour un Auteur, il faut
inventer ou perfectionner. A quoi bon, sous
prétexte de quelques vaines différences,
redire ce que d'autres ont déjà dit ? Ces
amas d'Ecrits, qui ne multiplient que les
mots & non pas les choses, sont l’oprobre
de la Littérature; & le Public payera toujours d'un juste mépris, ces Auteurs qui lui surprennent son tems sous l'appas d'une fausse nouveauté. (2).
Ici, MON CHER JACOB, finit la tirade de ce Mortel ennuyeux. Il la débita d'un ton si véhément, que je ne doute point qu’il ne soit piqué au jeu , & qu'il ne tienne par quelqu'endroit à la Nation Helvétique. En ce cas, il mérite un peu d'indulgence; car que ne fait pas faire l'Amour de la Patrie, ou si tu veux l'Amour-propre? On pourroît donc lui apliquer, pour punition de sa témérité, ce Vers de Juvenal.
Si natura negat, facit indignatio versum. Tu me demanderas sans-doute, si je n'opposai rien à cet impétueux discours? A
(1) Mr. de la Mothe pag. 18. de son Discours sur la
Fable. Edit. d'Amsterd. 1727.
(2 ) Si Mr. de la Mothe a eu le fameux La Fontaine pour devancier, que Mr. D. . . . se souvienne, &
il s'en souvient, j’en suis sûr, qu'il court par le
monde un Espion Turc & des Lettres Persanes.
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quoi je répondrai naïvement que non.
J'en eus d'autant moins d'envie, que les
Rieurs ne me parurent plus si fort de mon
côté. Tu connois les hommes chez lesquels, en fait de satire sur-tout, le dernier sentiment, bon ou mauvais, prévaut
presque toujours. Que te dirai-je encore, MON CHER BRITO? Les Nazaréens nous haïssent & nous haïront perpétuellement, quelques beaux dehors qu'ils affectent. Puisse la Postérité d’Abraham secouer bientôt le joug sous lequel elle gémit depuis si long-tems, par la dureté de ces Incirconcis! En attendant, moquons-nous de leur critique, & continuons à nous écrire, j'aurai seulement soin à l'avenir , de ne communiquer tes Lettres qu'à bonnes enseignes.
PORTE-TOI BIEN, ADIEU.
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