Compte rendu d' Ocellus Lucanus, in : L'Année littéraire (éd. par Fréron), t. 8 (1764), p. 118-129:
LETTRE VI.
Ocellus Lucanus .
Je ne connoissois pas, Monsieur, une nouvelle production de M. le Marquis d' Argens publiée à Berlin chez
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Haude & Spener, Libraires de la Cour & de l'Académie Royale des Sciences. Je crois même qu'il y en a peu d'exemplaires à Paris ; il m'en est tombé un entre les mains. Cet ouvrage est intitulé : Ocellus Lucanus en Grec & en François , avec des Dissertations sur les principales questions de la Métaphysique , de la Physique & de la Morale des Anciens , qui peuvent servir de suite à la Philosophie du Bon-Sens . Un Discours Préliminaire, rempli de beaucoup de discussions littéraires, est à la tête d' Ocellus , qu'on appelle Lucanus , parce qu'il étoit de Lucanie. « J'ai souvent pensé, dit M. d' Argens , que, pour apprendre la Philosophie des Anciens, il étoit beaucoup plus utile de lire dans quelques auteurs Grecs ce qu'ils avoient dit que de consulter les ouvrages modernes qui ont été écrits sur ce sujet, dont la plûpart sont fort étendus, &, quoique bons, peut-être trop diffus. Je formai donc le dessein de traduire deux auteurs qui rassemblassent dans leurs ouvrages toutes les principales idées que les Anciens ont eues sur la Métaphysique, sur la Physique, & sur la Morale, & je résolus de faire
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de ces traductions deux volumes qui serviroient de suite à la Philosophie du Bon Sens . C'est ce que j'exécute aujourd'hui en partie, en donnant la traduction de l'ouvrage d'Ocellus sur l'Univers ; & j'espère, si ma foible santé me le permet, publier dans peu de temps la traduction de Timée de Locre ; ce sont les deux plus ancins Philosophes qui nous restent ; ils ont vêcu avant Socrate , Platon , Aristote , & l'on trouve dans leurs ouvrages le germe de toutes les idées que ces Philosophes soutinrent après eux . » On ne sçait pas précisément le temps où vivoit Ocellus ; mais l'on peut conjecturer que c'étoit quatre vingt ou cent ans avant Socrate , par une Lettre d' Archytas écrite à Platon , que nous a conservée Diogène Laërce ; la voici telle que M. d' Argens l'a traduite.
ARCHYTAS A PLATON . SANTÉ .
« Je suis charmé d'apprendre par vous & par Damiscus que vous vous portez mieux. J'ai eu soin des écrits
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dont vous m'avez parlé, & j'ai été en Lucanie chez les descendans d' Ocellus . J'ai actuellement entre les mains ses Commentaires sur la Loi, sur la Royauté, la Piété, & la Génération de toutes choses. Je vous en ai déjà envoyé une partie ; mais je n'ai pu jusqu'ici recouvrer les autres ouvrages ; si je les trouve, soyez assûré que je ne manquerai pas de vous les envoyer. » La réponse de Platon à Archytas , conservée aussi par Diogène Laërce , prouve qu'il faisoit beaucoup de cas des ouvrages d' Ocellus .
PLATON A ARCHYTAS . SAGESSE.
« Je ne puis vous exprimer le plaisir que m'ont fait les ouvrages que vous m'avez envoyés ; j'estime infiniment l'auteur ; je l'admire, parce qu'il est véritablement digne de ses ancêtres du vieux temps, qui étoient si estimables par leur vertu. On les dit originaires de Myrra ; du nombre de ces Troyens qui suivirent Laomédon , & qui étoient très–honnêtes gens,
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comme l'Histoire nous l'apprend, &c. » il est à remarquer que les Anciens faisoient encore plus d'attention aux vertus d'une famille qu'à des titres de noblesse.
Stobée , qui vivoit dans le cinquième siècle, fait ainsi l'extrait de l'ouvrage dont il s'agit ici : « Ocellus , dit-il, fait le monde éternel dans son Livre de la nature de l'Univers, & il prouve que le monde est éternel, & que le temps, le mouvement & la figure de l'Univers ont toujours existé ainsi que lui. Car la figure du monde est circulaire, qui est égale & semblable de tout côté, & par conséquent qui n'a ni commencement ni fin ; le mouvement de même n'a pu avoir un commencement, puisqu'il a co existé avec l'Univers ; il n'aura donc aucune fin, l'Univers étant éternel. Le Temps est également infini & impérissable, parce qu'il est avec le mouvement. La Nature ne peut donc recevoir aucun changement, ni passer d'un état bon à un mauvais, ni d'un mauvais à un meilleur ; mais elle restera éternellement telle qu'elle a toujours été. » On sent combien ces
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raisonnemens d' Ocellus sont pitoyables ; il y a long temps qu'on les a détruits.
M. d' Argens , en parlant de sa traduction, nous dit : « Tous ceux qui sçavent le Grec, verron qu'il est impossible de faire d' Ocellus une traduction qui soit plus fidelle. Je ne me suis pas permis la moindre licence, & j'ai rendu par-tout mon auteur tel qu'il est dans l'original. Je n'ai pas cherché à lui faire dire de jolies choses. Admirant par-tout son bon sens, ses lumières, ses grandes vûes, ses excellens principes de Morale, je n'ai été attaché, comme lui, qu'à rendre ses raisons claires. Il y a deux mille cinq cens ans que les Philosophes n'écrivoient que pour mettre au jour la vérité le plus simplement qu'ils pouvoient ; aujourd'hui cette vérité, si respectable, n'oseroit paroître nue ; que dis-je, nue ? Ce n'est pas assez que de lui donner des habillemens couverts de clinquans, on la surcharge de pompons. » Cette critique du Traducteur est judicieuse & très – fondée. On confond aujourd'hui tous les genres d'esprit & de style. Tel qui traite des matières philosophiques, leur donne
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le ton de la tribune, ou le jargon du bel-esprit de société ; &, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que de tels écrivains trouvent des partisans & des admirateurs.
M. le Marquis d' Argens a mis l'original Grec à côté de sa traduction Françoise. Je me bornerai à vous citer quelques traits qui vous feront encore mieux connoître Ocellus . Voici un de ses raisonnemens : « Si l'Univers vient à être dissous, il fait qu'il soit dissous dans ce qui est ou dans ce qui n'est pas. Il est impossible qu'il soit dissous dans ce qui est, puisque ce qui est est l'Univers même, ou du moins une certaine partie de l'Univers. Il ne peut pas aussi être dissous dans ce qui n'est pas ; car de même qu'il est impossible que ce qui est soit composé de parties non existantes, il l'est aussi que ce qui existe soit dissous dans ce qui n'existe pas : donc l'Univers est indestructible & impérissable. » Quel galimatias & quelle conséquence !
Il faut lire cet ancien Philosophe sur les quatre élémens. On voit que ses rêveries ont été la source de tant d'autres sont nous sommes infectés. Que direz-
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vous, Monsieur, de cette Physique ? « L'obliquité des lignes du Ciel s'accorde bien avec le cours du Soleil & cette obliquité est la cause, en général, de la génération & de l'arrangement de l'Univers qui a en lui la puissance active & la passive . Il faut donc établir comme un principe certain que la chose qui engendre dans une autre est ce qui est au-dessus de la Lune, & que la chose qui engendre dans soi, est ce qui est au-dessous de la Lune. Or, ce qui est composé de ces deux choses, ou de ces deux substances, sçavoir, de la partie divine du monde, qui est toujours dans un grand mouvement & réside au-dessus de la Lune , & de la partie qui est produite, sujette aux changemens, & placée au-dessous de la Lune , c'est l'Univers. »
Les sentimens d' Aristote & d'autres Philosophes, sont exposés au long dans les notes abondantes du Traducteur. Il y est beaucoup question de la nature des Anges. Sentimens des Pères à cet égard. « Les Anges, dit Saint- Justin , ayant désobéï aux ordres qui leur avcient été donnés, & ayant été
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vaincus par les femmes, ils habitèrent avec elles, & engendrèrent des enfans qui furent les Démons, & qui réduisirent le genre humain dans la servitude. » Athénagore est encore plus précis sur l'amour des Auges avec les femmes. « Ils déchurent, dit-il, de leur état, les uns par la passion dont ils furent épris pour les femmes, & leur Prince par sa négligence & son peu de probité dans les choses dont il avoit été chargé ; or des amours de ces Anges nâquirent les Géans. » Selon Tatien , « Les Démons ne sont pas composés d'une chair humaine, mais d'une matière légère, telle que le feu & l'air, qui ne peut être apperçue que par ceux à qui Dieu donne son esprit, & non point par les autres hommes qui n'ont que la simple connoissance acquise par leur ame. » le Traducteur ne manque pas de distinguer les espèces des Démons. De là ses observations sur les Incubes & sur les Succubes . Digression sur l'éternité des peines ; matière qui n'appartient point à un Philosophe, & qu'il faut abandonner aux Théologiens.
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L'Interprète va chercher dans Pierre Lombard un passage qui nous représente les Démons s'entr'aidant les uns les autres dans leurs travaux diaboliques. De cette image M. d'Argens passe, par une transition inattendue, à cette belle leçon : « Cet endroit peut nous fournir d'excellentes réfléxions pour les égards que nous nous devons les uns les autres dans la société, & doit nous instruire à-nous aider, à nous entre-secourir, & à partager mutuellement nos peines & nos embarras ; puisque nous voyons que les Diables, tout Diables qu'ils sont, soulagent mutuellement leurs tourmens, se relèvent les uns les autres pour descendre dans l'Enfer, & ne souffrent point que leurs semblables soient perpétuellement dans cette demeure. Cependant nous voyons tous les jours des hommes au milieu de l'opulence, nageant dans la joie & dans les plaisirs, n'avoir aucun égard aux maux de leurs concitoyens. Quel est le Fermier-Général qui diminue un plat de sa table pour secourir tant de pauvres malheureux accablés sous les impôts, & sous la misère attachée
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à leur état ? Quel est le Général, qui, enrichi par les contributions & les présens que la guerre lui rapporte, pense à secourir un soldat estropié, & quelquefois mendiant son pain dans les rues ? Quel est le Conseiller de Grand Chambre, qui, s'enrichissant des maux causés par la chicane, aide un plaideur indigent, & rapporte son affaire sans intérêt, uniquement pour aider un malheureux ? Aucun de ces gens songe t-il à pratiquer, je ne dis pas des vertus divines & humaines, mais des vertus diaboliques ? Ces dernières sont-elles donc encore trop sévères pour les Courtisans, pour les Financiers, & pour les Magistrats ? »
M. d'Argens se repose avec complaisance sur des détails qui blessent la pudeur. Un écrivain judicieux qui n'est point Chirurgien, Médecin, ou Théologien, ne sçauroit traiter ces matières avec trop de réserve. Observations sur le célibat qui n'ont pas le mérite de la nouveauté. Ocellus est un partisan déclaré de la propagation ; son traducteur en est aussi le prosélyte. Il y a dans le texte de fort bonnes réfléxions
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sur le mariage qui pouvoient aisément se passer des notes indécentes du Traducteur.
Je pense, Monsieur, que cette Philosophie d' Ocellus ne méritoit pas d'être tirée des ténèbres où elle étoit ensévelie. Que diriez-vous d'un homme qui mettroit en friche un pays cultivé pour avoir le plaisir de nous montrer des landes & des déserts ? Mais le texte, qui n'est pas grand'chose, vaut encore mieux que les remarques communes, les discussions fatigantes, les déclamations déplacées du Traducteur. L'original en est écrasé, étouffé, inondé, noyé. S'il étoit imprimé séparément, il ne tiendroit pas plus de quarante ou cinquante pages, & graces à la prolixe érudition de l'Interprète, nous avons un volume in- 12 de plus de trois cens pages, d'un caractère très-fin, qui fatigue la vûe. M. le Marquis d'Argens est un homme d'esprit & de sçavoir ; il a des talens reconnus qu'il pouvoit certainement beaucoup mieux employer, & je suis très – étonné qu'une pareille composition soit sortie de sa plume.
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