MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L'ARCHEVÊQUE D'AIX
PORTANT CONDAMNATION CONTRE LES OUVRAGES IMPRIMÉS DU NOMMÉ MARQUIS D'ARGENS, ET CONCLUANT A SA PROSCRIPTION DU ROYAUME. [Berlin], [1766]
- [4] Bl. ; 4º. Voir ce mandement dans les Oeuvres complètes de Frédéric II, édition Preuss, tome XV, p. 175sqq et dans la Correspondance littéraire de Grimm, tome IX (1879), p. 427-432, d'après laquelle nous reproduisons le texte.
Jean-Baptiste-Antoine de Brancas, par la miséricorde divine et par la grâce du saint-siège, archevêque d'Aix, à tous les fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction.
"Jésus-Christ a dit, mes chers frères : "Vous verrez parmi vous de faux prophètes et de faux christs ; vous ne devez pas les croire." Le grand Apôtre des Gentils dit dans un autre endroit : "II s'élèvera dans les derniers temps des hommes puissants en erreurs qui corrompront l'Église." Ne vous semble-t-il pas, mes chers frères, que nous vivons dans ce siècle si clairement désigné par les Écritures? Cette malheureuse prédiction ne s'accomplit-elle pas évidemment de nos jours? Le sens que les écrivains inspirés attachent aux mots faux prophètes, faux christs, hommes puissants en erreurs, n'a pas besoin de vous être expliqué. Ce sont ces loups dévorants dont les dents sanguinaires veulent déchirer le bercail du Seigneur; ce sont ces âmes perverses, ces esprits de ténèbres qui trouvent une triste consolation en s'associant des compagnons aux tourments inexprimables qu'ils souffrent. Ils paraissent sous divers noms de ralliement qui les désignent ; géomètres sourcilleux, qui, de leur compas pensant avoir mesuré l'univers, veulent asservir nos dogmes à leurs formules et à leurs calculs de probabilité; encyclopédistes audacieux qui ont perdu la profondeur de leur esprit en l'étendant trop en superficie; philosophes enthousiastes qui insultent insolemment à l'Église pour recueillir les applaudissements des incrédules et des impies: tels sont, mes frères, les ennemis dangereux qui nous menacent.
Des monarques pieux, dans les siècles précédents, résistaient et savaient sévir contre des instruments dont se sert l'esprit malin pour perdre les hommes; de saints échafauds étaient dressés dans les villes, où les ennemis de Dieu recevaient le juste salaire de leur rébellion. Depuis qu'un malheureux et damnable esprit de tolérance, ou, pour mieux dire, de tiédeur, domine dans le conseil des princes, l'hérésie ressuscite de ses cendres, l'erreur se répand, l'athéisme s'accrédite, et le vrai culte se perd et s'anéantit. Ainsi l'incrédulité, ne trouvant plus de frein qui l'arrête, bouffie d'orgueil, lève un front audacieux, et sape maintenant ouvertement les fondements de nos temples et de nos autels. Il semble que les puissances de l'enfer liguées fassent un dernier effort pour abattre, pour détruire le trône de l'agneau sans tache. Et de quelles armes se sert cet ennemi du genre humain pour nous combattre? De la raison, oui, de la raison, mes chers frères! Ils opposent la raison humaine à la révélation divine; la sagesse de la philosophie à la folie de la croix; des axiomes à des inspirations; des découvertes physiques à la sublimité des miracles; leur malice raffinée à la simplicité évangélique, et leur amour-propre à l'humilité sacerdotale. Un esprit de vertige les obsède au point que les blasphèmes deviennent des plaisanteries en leur bouche, et que les divins mystères, attaqués en toute manière, sont rendus absurdes et couverts de ridicules. Mais l'Éternel, qui tient encore dans sa main le même foudre dont il frappa les anges rebelles, qui furent précipités dans un gouffre de douleurs, est préparé à leur lancer les mêmes traits de sa main vengeresse. Que dis-je, mes chers frères ! il les a déjà lancés contre nous. Contemplez ces calamités accumulées sur nos têtes; rappelez-vous les ravages de cette bête féroce dont la gueule carnassière, sans cesse abreuvée de sang humain, ne semblait assouvir sa rage qu'en dépeuplant une province entière* ; ce monstre qui, non content d'exercer sa fureur sur les habitants de la campagne, mit en déroute nos défenseurs, ces héros, ces dragons dont la renommée a répandu la gloire dans le fond de la Germanie et des régions lointaines où nous avons porté nos armes. Ah ! mes chers frères ! ce signe que Dieu vous donne est-il douteux? ne désigne-t-il pas que vous avez accueilli l'ennemi de votre salut dans vos murs et auprès de vos foyers ? Mais Dieu ne se borne point à ces marques palpables qu'il vous donne de nos dangers; il dérange la nature, il bouleverse l'ordre des saisons, il envoie les vents hyperboréens qui dessèchent nos campagnes, endurcissent nos fleuves; le Rhône gèle, un froid engourdissant mutile les malheureux passagers dans leurs membres, et l'air raréfié, se refusant à leur respiration, les étouffe. Environné de ces spectacles affreux, nos entrailles s'émeuvent de compassion pour nos frères, et une juste crainte nous fait appréhender pour nous-mêmes un sort aussi désastreux. Ce n'est pas tout; ces coteaux, naguère florissants, où des mains industrieuses cultivaient une terre reconnaissante, ces vignes, ces oliviers, sources et principes de notre abondance, détruits par la rigueur de la saison, sont désormais stériles comme ce figuier de l'Évangile condamné à ne plus porter de fruits. Telles sont les images fortes dont l'Éternel se sert pour annoncer sa divine volonté aux nations. Une bête féroce qui dévore les peuples, c'est l'ennemi de votre salut qui tente de livrer vos âmes à une peine éternelle. Un froid excessif qui engourdit les membres et plonge des misérables au tombeau, ce sont les ouvrages des incrédules qui refroidissent, qui engourdissent, qui éteignent la foi des fidèles. Ces oliviers sèches, ce sont ces malheureux qui, corrompus par l'erreur, ne portent plus des fruits de justice et de sainteté. Que tombe et se déchire le voile qui vous offusque les yeux! Hêpheta ! Que l'aveugle recouvre la lumière! Voyez, mes chers frères, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob courroucé contre vous, comme jadis il le fut contre son peuple, lorsque la ville où il avait son temple était profanée, et que l'abomination était aux saints lieux.
Oui, l'abomination est parmi nous; le souffle empoisonné d'un monstre corrompt la pureté de ces climats; c'est lui qui excite et attire sur nous la colère céleste : comme l'impie Achab lit tomber sur sa famille tous les fléaux qui l'accablèrent, ce tison d'enfer attire sur nous toutes les calamités. Cet homme s'est rencontré doué d'une flexibilité d'esprit infinie autant que d'une malice profonde, raffinée par la philosophie. Guidé par une incrédulité opiniâtre et secondé d'un génie séducteur, il s'est déclaré l'ennemi de la cause de Dieu. Nouveau Protée, il se transfigure et prend sans cesse de nouvelles formes. Tantôt comme Juif, tantôt comme Chinois ou comme initié à la cabale, il vomit ses horribles blasphèmes. Ici empruntant le ton d'un commentateur, il fait penser et dire à Ocellus et à Timée de Locres des choses scandaleuses auxquelles ils n'ont jamais pensé. Ce même homme, à présent vomi des climats du Nord, des fins fonds de cette Prusse où l'incrédulité et la fausse philosophie ont établi leur siège, se trouve au milieu de nous, où, comme l'ennemi du genre humain, il tend de tous côtés des filets pour faire tomber sa proie dans le piège qu'il lui a préparé. Dieu dit à son peuple : "Rompez tout pacte avec l'impie, ou je romprai mon alliance avec vous et vos enfants. Exterminez les profanateurs et les idolâtres" (c'est-à-dire les philosophes). Je vous adresse, mes chers frères, les mêmes paroles. Ne tolérez plus parmi vous l'ennemi de votre salut; mettez des climats lointains entre vous et celui qui veut saper votre foi ; que des mers vous séparent de ce compagnon de Bélial, de ce frère des esprits de ténèbres, de ce fils de Lucifer qui rugit dans des gouffres de douleurs des maux qu'il peut causer aux enfants de l'Église. Ou plutôt armez vos bras comme ces braves Lévites qui, saintement homicides, massacrèrent leurs frères dans le désert. Purifiez les châteaux d'Argens et d'Éguilles de l'aspect de l'impur qui les souille. Extirpez cet esprit rebelle du nombre des vivants. Vous combattrez pour l'Église; soldats du Dieu vivant, vous soutiendrez sa cause. Alors cette heureuse contrée verra renaître ses beaux jours, les monstres disparaîtront, les saisons seront contenues dans leurs justes bornes, et ces peu-
pies chéris, couverts de l'égide de la foi, seront à l'abri des traits empoisonnés que l'incrédulité lâche pour leur perdition. Une victime coupable apaisera le courroux céleste. Après cette sainte et salutaire barbarie, réconciliés avec l'Éternel, nous lui chanterons nos cantiques dans la simplicité de notre esprit, et avec un aveuglement consommé nous pourrons adorer en foi et en esprit ses mystères incompréhensibles. Les bêtes féroces respecteront notre zèle, les hyènes seront chassées par l'eau bénite, notre foi vive et fervente adoucira les hivers, transportera les montagnes et ressuscitera nos oliviers. Déjà les froids aquilons font place aux doux zéphyrs, les arbres verdissent, et leurs cimes superbes se couvrent de fruits. Les promesses que l'Éternel fait à ses enfants vont s'accomplir. Vous serez comblés de ses dons, vos celliers abonderont d'huile, vos pressoirs seront remplis de vin, vous vous nourrirez de la chair de vos ennemis, et votre famille nombreuse entourera votre table, comme ces tendres ceps de vigne qui forment des berceaux dans vos campagnes fécondes.
Il nous reste, mes chers frères, en finissant, de vous conjurer par les entrailles de la miséricorde de Dieu de vous comporter avec zèle et avec une pieuse vigueur dans la poursuite de l'impie à l'extirpation duquel sont attachés la fin de nos calamités et la bénédiction céleste. L'Église est un rocher inébranlable où les flots de l'erreur viennent se briser sans le léser. Tenez, mes chers frères, à ce rocher, à ce sûr asile; votre foi triomphante verra la philosophie téméraire et la raison hautaine terrassées à ses pieds. Vous êtes notre troupeau, nous sommes votre berger. En cette qualité, notre devoir est de vous avertir et de vous prévenir contre les ouvrages d'iniquité qui se répandent comme les vapeurs sombres qui sortent du pied de l'abîme, et qui exhalent la corruption et la mort éternelle.
A ces causes, vu les livres qui ont pour titre : Lettres juives, Lettres chinoises, Philosophie du bon sens, Commentaire sur Ocellus, Commentaire sur Timée de Locres, Vie de l'empereur Julien; après les avoir examinés avec des personnes d'une piété éminente, et y avoir trouvé partout des assertions erronées, hérétiques, sentant l'hérésie, choquant les oreilles pieuses, malsonnantes, blasphématoires ; nous défendons à toute personne de notre diocèse de lire ou retenir lesdits livres,
sous les peines de droit. Nous dévouons l'auteur à l'anathème, où son partage sera avec Goré, Dathan et Abiron, et voulons que notre présent mandement soit lu au prône des messes paroissiales des églises des villes, bourgs et villages de notre diocèse. Donné à Aix, en notre palais archiépiscopal, le 13 mars 1766.
Signé : J.-B. ANTOINE, archevêque d'Aix.
* La bête du Gévaudan.
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