Jean Henri Samuel Formey (1711–1797): Eloge du Marquis d'Argens (in: Nouveaux Mémoires de l'Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres. - 1771 (Berlin: Voss, 1773, p. 46-52))
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ÉLOGE DU MARQUIS D'ARGENS. (*)
L'Éloge que je suis appellé à lire dans ce moment, m'a fait naître une idée qui s'applique à la circonstance du jour, &'dont je commencerai par faire usage. Le Monarque pour la conservation duquel nous ne cessons de faire des vœux, a perdu successivement, & avec plus de rapidité que l'ordre de la nature ne sembloit le permettre, ceux qui ont été attachés à son auguste personne par ces liens d'un ordre particulier que les Rois n'ont gueres coûtume de former, & dans lesquels ils trouveroient cependant de quoi alléger la pesanteur du fardeau qui repose sans cesse sur leurs épaules. Oui, FÉDERIC a eu des amis, il les a honorés de ce nom, il leur a fait éprouver les douceurs d'un commerce familier; il n'a voulu les éblouir par l'éclat d'aucune autre grandeur, que de celle des lumieres & des vertus. On l'a vu descendre journellement du Thrône, pour entrer dans le Sanctuaire des Muses; pour se délasser des soins du Gouvernement avec les favoris d'ApolIon, parmi lesquels ceux de Mars occupoient souvent un rang distingué; & pour ceindre sa tête des lauriers du Parnasse avec autant de plaisir que de ceux qu'il avoit cueillis dans les champs de la victoire! Mais où sont-ils ces illustres, ces heureux amis de FÉDERIC! Où est cette docte Troupe avec laquelle sembloit renaître le Banquet des Sages ! Tout a disparu : la mort a exercé son redoutable pouvoir sur les Jordan & les Kayserling, sur les Rothembourg & les Goltze, sur les Still & les Knobelsdorf, sur les Maupertuis & les Algarotti; D'ARGENS restoit, & le voilà qui vient aussi d'entrer dans la barque fatale. Honorons leur mémoire, décorons-leur tombe; osons même entrer jusques dans la belle ame, jusques dans l'excellent cœur de notre auguste Protecteur; nous y verrons l'attendrissement le plus vif, un vrai déchirement tant de fois renouvelé par ces douloureuses
(*) Lû dans l'assemblée publique du 4 juin 1771
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séparations. Mais un sentiment unique & victorieux doit prévaloir dans ce moment au-dedans de nous. La Parque a frappé des coups affligeans, mais elle nous a épargné le coup terrassant, le coup irréparable. F É D E R I C vit, il règne. Puissent ses années s'accroître de celles-qui ont été ôtées à ses hommes estimables que nous regrettons avec lui! Puisse son regne, déjà le plus long de la Monarchie Prussienne, aller comme sa gloire, jusqu'aux bornes les plus reculées que l'humanité puisse atteindre!
JEAN-BAPTISTE DE BOYER, Marquis d'ARGENS, Chambellan du Roi, Directeur de la Classe de Belles-Lettres dans l'Académie Royale de Prusse, étoit né en 1704 d'une famille de Robe distinguée en Provence. Son Père, Procureur-Général au Parlement d'Aix, le destina comme l'aîné de ses fils, à lui succéder dans sa Charge, & lui donna une éducation conforme à ses vues. Mais il se préparoit un avenir bien différent pour lui : l'ardeur de son tempérament devoit d'abord l'entraîner dans tous les écarts de la jeunesse pour le conduire par la réflexion & par l'expérience à une maturité philosophique qui lui a valu des avantages & une célébrité qu'il n'auroit pas rençontrés dans la carriere de la Magistrature.
Si je voulois faire l'histoire de sa jeunesse, il faudrôit recourir aux Mémoires qu'iI a donnés ; mais cette source n'est pas assez pure pour y puiser. La décence est trop peu respectée dans ces Mémoires. C'est un aveu que leur Auteur lui-même a sait avec plus de force que je ne viens de l'exprimer. " De tous mes Ouvrages, dit-il à la fin de son dernier Tome de l'Histoire de l'Esprit humain, celui que je regrette le plus d'avoir publié, ce sont mes Mémoires & quoiqu'ils soient écrits avec la plus grande vérité & qu'ils ayent eu quelque succès, c'est une des plus grandes étourderies que j'aye faites que d'avoir composé dans ma jeunesse un pareil Livre. Je n'ai commencé à en connoître tout le mal que lorsque je suis parvenu à un certain âge : tous les jours j'en sens davantage les inconvéniens."
Après avoir parcouru les terres & les mers, plus balotté par des passions orageuses que par les vents & les flots, le Marquis d'Argens revenu en France avoit préféré le. service militaire aux emplois du Barreau & il se seroit peut-être illustré dans cette carrière, si une chûte de cheval qu'il fit après la campagne de Philipsbourg, ne l'eût mis hors d'état de servir. Il avoit alors
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pour Colonel le Duc de Richelieu, dont il emporta l'estime & les regrets, aussi bien que l'amitié de tous les Officiers du Régiment.
Le Parlement d'Aix tendoit, pour ainsi dire, toujours les bras au Marquis: c'étoit un asyle naturel & honorable pour lui ; il avoit l'âge compétent pour gérer l'importante Magistrature que son père souhaitoit toujours avec ardeur de lui résigner. Les délais du fils annonçant qu'il persistoit dans son refus, & les sommations domestiques ne suffisant pas pour le ramener en Provence, on obtint un ordre du Cardinal de Fleury pour l'y faire revenir. Cet ordre ne fit qu'augmenter sa répugnance & sa résistance. Il aima mieux, par un caprice singulier & par un entêtement ridicule, (ce sont ses propres expressions, sortir du Royaume que d'obéir, & au lieu d'aller en Provence, il passa à la Haye.
Ici se présente une métamorphose digne d'attention, un vrai phénomene très singulier dans dans son genre. Le jeune homme le plus dissipé devient tout à coup un Reclus appliqué & studieux; le Cavalier se transforme en Auteur: à l'épée, ou si vous voulez, à la marotte, succède une plume qui depuis ce tems-là ne s'est presque plus reposée. La nécessité fit sans doute d'abord la loi; mais elle ne pouvoit donner le talent. Il se trouva cependant à point nommé; & à peine le Marquis eut-il sait son entrée dans la République des Lettres qu'il y tint un rang, ou du moins qu'il y eut des succès qui durent surpasser de beaucoup son attente. Il ne saut rien dissimuler; le Marquis n'avoit alors aucun fond de savoir, & très peu de disposition à bien écrire; il avoit du génie, de l'ardeur; il eut de l'assiduité, de la persévérance; il surmonta les obstacles; & ayant eu le bonheur de trouver des Amis aussi éclairés que zélés pour lui, qui résiderent à ses premieres compositions, qui le mirent au fait des sources, qui simerent & raboterent son style, il écrivit successivement diverses Feuilles périodiques, qui, ont eu non seulement la vogue pendant leur publication, mais dont les Volumes plus d'une fois réimprimés trouvent encore des Iecteurs. Les services des amis dont nous avons parlé ne se sont jamais effacés du souvenir du. Marquis; il en parloit souvent avec une effusion de reconnoissance; & à la fin de sa carriere il s'est encore fait un plaisir aussi bien qu'un devoir d'en rappeller les noms: c'étoient feu M. de la Chapelle, & M. Chais encore vivant, tous deux Pasteurs de la Haye, hommes d'un mérite distingué.
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La variété des matières, la vivacité du ton, les anecdotes, les saillies, le rapport aux affaires du tems & aux objets de la Littérature moderne les plus intéressans, firent la fortune des Lettres Juives. Ce qu'on appelle communément les préjugés, & dont l'idée ne me paroit pas trop bien déterminée, n'y étoit gueres ménagé. La Société encore puissante alors, qui agonise sous nos yeux, y reçut des atteintes piquantes & fréquentes auxquelles elle fut fort sensible; & si le Marquis s'étoit mis à portée d'éprouver les effets de son ressentiment, elle ne l'auroit sans doute pas épargné.
Après avoir resté six mois renfermé dans sa chambre à composer les trois premiers volumes des Lettres Juives, l'auteur s'apperçut que cette vie sédentaire altéroit sa santé ; son Médecin lui conseilla de changer d'air, & il choisit Mastricht où il demeura un an ; il y composa ses Lettres cabalistiques & sa Philosophie du bon sens. Il vit un peu plus de monde dans cette ville qu'à la Haye ; mais sa santé ne s'y rétablit pas. Cela lui fit croire que l'air épais des Pays-bas ne convenoit pas à son tempérament. Il résolut donc de les quitter, pour aller à Strasbourg, où il avoit plusieurs connoissances depuis le tems qu'il y avoit été en garnison.
Pendant le séjour que le Marquis avoit fait à Mastricht, les affaires de sa famille s'étoient arrangées. Son frere puîné avoit quitté la Croix de Malthe, étoit devenu l'aîné de !a jmaison & et s'était marié. Tout cela s'étoit passé du consentement du Marquis; car son frère avec lequel il avoit toujours été tendrement uni, avoit constamment refusé de se prêter aux vues du père jusqu'à ce quer le Marquis l'eût pressé lui-même d'y consetir. Cet arrangement en produsit un autre qui assura au fils expatrié une pension au moyen de laquelle il fut en état de se passer d'autres secours, et de vivre paisiblement dans le lieu où il voudroit se fixer.
Avant-que d'arriver à Strasbourg, le Marquis passa à Stuttgard & fut présenté à. S. A. S. Madame la Duchesse qui étoit alors Tutrice des trois Princes ses fils. Cette Princesse avoit beaucoup d'esprit, eIle aimoit les Lettres & ceux qui les cultivoient. Le Marquis lui plut & elle se l'attacha par le poste de Chambellan, dont il exerca les fonctions pendant deux ans.
Mais il étoit réservé à de plus glorieuses destinées. Il devoit admirer, aimer & servir pendant près de six lustres un Prince qui est l'image de César dans
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les combats, mais qui dans ses Palais retrace Auguste vivant avec Horace & Virgile. Nous avons vu le Marquis couler ses jours dans cette situation digne d'envie, & y montrer toutes les qualités de l'esprit & du cœur qui pouvoient la lui mériter; de la franchise & de la droiture, un éloignement invincible pour toute intrigue; ignorant parfaitement les manœuvres du Courtisan, & sentant vivement combien l'Homme de Lettres, le Philosophe surtout, est déplacé dans les Cours, quand il ne s'y renferme. pas dans les objets de ses études &dans la sphere de sa Philosophie. Avec ces principes il a vû, parmi ceux qui couroient la même carriere que lui, bien des révolutions, sans y être enveloppé; il a été -dans le cas de ces voyageurs qui, atteignant la cime des rochers les plus élèves, ont sous leurs pieds la nue où brille l'éclair & d'où part la foudre. Après avoir passé auprès du Roi les heures où il y était appellé, il se refermoit dans l'intérieur d'un domestique qu'il avait sû rendre agréable; il cultivait les Beaux-arts, pour lesquels il avoit beaucoup de goût & quelque talent; il composoit des Ouvrages, ou revoyoit ceux dont il vouloit donner de nouvelles Éditions; il s'entretenoit avec des amis de cœur, sur le choix & le nombre desquels il était fort réservé; & sa conversation plaisoit par cette vivacité de terroir qui n'a jamais diminué, par des saillies tout à fait originales, & surtout par un ton de candeur qui était l'expression de sa bonhommie. Il a été bon époux, bon ami, bon maître; tout ce qui l'environnoit éprouvait les effets de sa tendre affection : s'il paroissoit quelquefois s'échauffer, s'emporter, on pouvait le ramener le plus aisément du monde : sa colere était un vrai feu de paille. La plume à la main il étoit plus redoutable : extrèmement sensible aux critiques injustes ou malhonnêtes, il fondoit avec impétuosité sur ses adversaires, & ne lâchoit pas prise qu'il ne les eût criblés de coups.
L'état de sa santé pouvoit lui donner quelquefois de l'humeur. Son temperament affoibli dès la fleur de l'âge ne s'est jamais raffermi; & le passage de la plus grande dissipation à la plus grande retraite n'a servi qu'à lui donner ce mal qu'on peut appeller le mal des gens de Lettres, l'hypocondrie. Cela le mettoit quelquefois dans des situations touchantes & plaisantes à la fois: & il fallait alors le traiter à peu près comme un enfant, jusqu'à ce que le paroxysme fût passé.
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Les grands événemens de la derniere guerre l'ont aussi mis souvent hors de son assiette naturelle. Comme il aimoit passionnement le Roi, il etoit également transporté des succès & accablé des revers. Ses expressions acquéroient alors une singularité dont on auroit peine à se faire l'idée: la Pythie sur son trépied n'éprouvoit pas de plus violentes agitations.
Tout cela faisoit, comme on voit, un homme bon, aimable, dont personne n'a eu sujet de se plaindre, & qui a rendu autant de bons offices que sa situation pouvoit le permettre. L'Académie en particulier, à laquelle il appartenoit depuis son Renouvellement, & où il a été Directeur de la Classe de Belles-Lettres, a toujours trouvé en lui un Confrere zélé pour ses .intérêts, affectionné au Corps & ami des Membres. J'ai vécu assez familierement avec lui pour en parler avec connoissance de cause avant qu'il allât se domicilier à Potsdame, nos liaisons étoient étroites, & nous avons même fait ensemble un Journal qui s'imprimoit à Berlin sous le titre de Bibliotheque Critique. Je ne puis que chérir sa mérnoire: & ma plume dans cet Éloge n'a d'autre guide que mon cœur.
Rien n'a plus embelli la vie de ce cher défunt que le sage & heureux choix qu'il fit d'une Compagne que Dieu sembloit avoir fait exprès pour lui, si j'ose m'exprimer ainsi. Il faut l'écouter lui-même. "J'épousai une femme qui pût par ses connoissances me rendre heureux dans l'intérieur de ma maison. Je ne songeai, ni aux richesses, ni à la naissance; le bon caractere, la douceur & les talens de l'esprit déterminerent seuls mon choix; & quelque disproportionné qu'il parût à mon état, le consentement d'un Roi Philosophe, à qui l'esprit & la vertu paroissent les plus grands avantages, justifia ce choix qui a fait & fait encore le bonheur de ma vie. Je trouve tous les jours dans Madame d'Argens un ami sensé, un Homme de Lettres instruit, un Artiste éclairé & une femme complaisante. " Heureux les hommes, lorsqu'ils connoissent leurs biens!
Je ne reviendrai point aux Ouvrages du Marquis; ils sont fort répandus: tout le monde est en état d'en juger. Il laissoit courir sa plume avec beaucoup de liberté; il ne se piquoit de précision, ni dans ton style, ni quelquefois dans les idées; il avoit pris Bayle pour modele à bien des égards, sois pour enfler ses productions de notes, de citations, d'anecdotes, de plaisanteries, soit pour y
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etayer les paradoxes modernes de tout ce qui pouvoit leur donner quelque concistance apparente. Il n'étoit pas lui-même toujours dans les mêmes idées ; il avoit des dogmes, comme il le disoit en riant, qui dépendoient des saisons.
Un genre de vie aussi agréable que l'étoit le sien, paroissoit devoir le fixer pour jamais dans nos contrées: mais l'âpreté du climat, l'accroissement des infirmités avec les années, & l'amour de sa terre natale lui firent délirer d'aller respirer au moins pendant quelque tems l'air embaumé de la Provence. Il paroit que son dessin étoit, au cas qu'il recouvrât un certain degré de santé, de venir consacrer le reste de sa vie & de ses forces au Maître dont il ne se séparoit qu'avec un pénible effort. Mais cela n'était gueres probable. La décadence avoit déjà fait de trop grands progrès ; un peu de répit, c'est tout ce que le malade pouvoit espérer & tout ce qu'il a obtenu. Après avoir traversé la France lentement, & s'être en particulier longtems arrêté â Dijon, il revit enfin ses Pénates & sa famille; il fut reçu des siens avec une tendresse que son cœur payoit du plus sincere retour; & dans l'espérance de goûter encore quelque tems des douceurs aussi pures, il établit son domicile à Toulon, dont on lui avoit recommandé l'air comme le plus salubre. C'étoit là que son heure devoir venir. L'estomac affoibli depuis longtems refusa de faire ses fonctions; de fréquentes indigestions le minerent; à la fin l'esprit s'affoiblit, & il passa les derniers jours de sa vie dans un délire gracieux, si j'ose employer cette expression, assaisonnant toujours ses propos ce cette aménité & de cette chaleur qui ne se sont évanouies qu'avec le dernier souffle. Sa tendre & fidele épouse a eu la consolation de le servir jusqu'au dernier instant, arrivé dans la nuit du 12 au 13 de Janvier dernier; & personne n'est plus qu'elle dans le cas de dire :
La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau
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