Article " Argens " dans : Giacomo Denina: La Prusse littéraire sous Frédéric II, Tome I, Berlin: Rottmann, 1790 , p. 209-217:
ARGENS (Jean Baptiste de Boyer, marquis d') né à Aix en Provence en 1704. Le nom de Boyer est très-commun en Provence ; mais la famille de celui dont nous parlons y est fort distinguée. Il étoit par sa naissance destiné à la magistrature; mais la fougue des passions qui le domina dès sa première jeunesse, lui fit embrasser l'état militaire, pour être moins gêné dans le train de vie qu'il vouloit mener, & surtout pour être dispensé de faire des études régulières. Aussi ne reçut-il presque d'autre instruction dans sa jeunesse que celle qu'il acquit en lisant des romans & autres ouvrages de cette nature. Encore trop gêné dans cet état, qui ne gêne guère un gentilhomme, il le quitta pour courir le monde par terre & par mer. Il a écrit l'histoire des écarts de sa jeunesse, lorsqu'il n'en étoit pas encore revenu. Quoique ses mémoires soient écrits avec la plus grande vérité, il a dit long-temps après dans son histoire de l’esprit humain, que c'étoit une des plus grandes étourderies qu'il eût faites, & que tous les jours il
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en sentoit davantage les inconvéniens. Nous sommes donc plus que dispensés de rapporter ce qu'ils contiennent. Mais voici comment ce militaire étourdi, vagabond, inconstant, s'adonna aux lettres, & vint s'établir auprès d'un roi philosophe en Allemagne. Le marquis d'Argens retourna de Constantinople à Aix vers l'an 1730. Il se voua au barreau pour obéir à son père, & il le suivit quelque temps. La charge de procureur général au parlement de sa patrie devoit lui écheoir, étant l'aîné. Le fameux procès du jésuite Girard & de Catherine Cadiére le dégoûta du métier de magistrat. Il vit combien il est pénible & difficile de rectifier les faits & de porter sur les affaires bruyantes un jugement qui satisfasse la justice & le public. Il quitta de nouveau cette carrière en 1733, & il rentra au service militaire dans un régiment de cavalerie, dont le duc de Richelieu étoit colonel. Il fut blesse au siége de Kehl en 1734. Après le siége de Philipsbourg, où il entendit parler beaucoup du prince de Prusse qui étoit venu avec son père au secours des Autrichiens, il fit une chute de cheval qui le mit hors d'état de continuer de servir. Le père le rappela au
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barreau, & il lui fit même ordonner par le cardinal de Fleury de se rendre à Aix. Cet ordre l'en éloigna davantage. Il aima mieux sortir du royaume que d'obéir. Il se retira en Hollande, s'établit à la Haye, se mit à étudier très-sérieusement & à faire des livres. Les Lettres juives , par la variété des matières, la vivacité du style , quoique incorrect, les anecdotes, les faillies, par les rapports aux affaires du temps & aux objets de littérature dont elles sont remplies, firent plus de fortune que ne pouvoit espérer un auteur qui ne s'étoit appliqué aux études que depuis peu. Les Mémoires secrets de la république des lettres, qui parurent en 1737 & 1738, le mirent au rang des écrivains érudits, quoique le titre n'annonce nullement le contenu de l'ouvrage. L'on fut surpris de voir qu'un homme qui n'avoit été qu'un cavalier libertin & voyageur, s'érigeât en censeur de toutes sortes de livres & d'auteurs, & particulièrement des théologiens. Il est vrai qu'étant fort indifférent en fait de religion & surtout mauvais catholique, comme il l'avoue ingénument, il s'étoit lié à la Haye avec des pasteurs calvinistes françois, & avoit profité de leur doctrine. De
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la Haye il se transféra à Mastricht, & il continua de lire & d'écrire; il s'arrangea en même temps pour ses affaires de famille avec son frère puîné, qui en lui assurant une pension considérable fut l'héritage de leur père, le mettoit assez en état de vivre honnêtement où il voudroit. Il quitta Mastricht, dont l'air ne convenoit pas plus à sa santé que celui de la Haye, & il résolut d'aller vivre à Strasbourg. En passant par Stoutgard il intéressa par son esprit & son humeur la duchesse alors régnante de Wurtemberg, qui le fit son chambellan. Il fit quelques voyages à Berlin du vivant de Fréderic Guillaume, auquel il ne se soucia pas de se faire connoître; mais il fréquenta le vieux Beausobre, qui venoit de donner son premier volume de l'histoire du manichéisme. Il se fit connoître à Fréderic, prince de Prusse, dont le goût pour la philosophie & la littérature étoit déjà décidé. Ce prince, parvenu au trône, l'appela auprès de lui, & le fit son chambellan, & directeur de la classe des belles lettres à l'académie. Le marquis d'Argens intéressoit le roi de toute manière, par sa philosophie assez libre de préjugés en théorie, & ses superstitions, ses foiblesses dans la pratique, par
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son humeur gaie, son inconséquence même, & surtout par son caractère honnête, franc & bienfaisant envers tout le monde. Il traitoit le roi avec plus de familiarité qu'aucun de ses convives; un placet qu'il lui adressa pour demander des lettres de naturalisation en faveur du fameux Juif Mendelssohn, natif de Dessau, mérite d'être rapporté ici, quoique assez connu (a).
"Un philosophe, mauvais catholique, supplie un philosophe, mauvais protestant, de donner le privilège à un philosophe, mauvais juif. Il y a dans tout ceci trop de philosophie, pour que la raison ne soit pas du côté de la demande".
Dans un voyage qu'il fit en France en 1747, le roi l'avoit chargé de lui chercher des gens de lettres & des gens de théâtre qu'il vouloit attirer à Berlin. C'est de là que commence sa correspondance avec Fréderic. Le marquis écrivit, nettement au roi qu'il étoit difficile de faire sortir de Paris des gens de lettres, même médiocres, pour remplir des places de professeurs à Berlin. Mais il trouva assez de bons sujets pour le théâtre. Il conduisit entr'autres une actrice
(a) Voyez: Nicolaï. p.68 <213|214>
aimable, & même respectable, qu'il épousa dans
la suite, lorsqu'il fut à Berlin.
Voici l'extrait d'une lettre du marquis, qui fait d'avance l’histoire de ce mariage. Ceci ne se trouve pas dans les lettres imprimées, mais il se trouve très-surement dans une lettre datée de Marseille, le 27 Septembre 1747. Ce trait présente trop bien en peu de lignes le caractère du marquis d'Argens, pour que je me dispense de le rapporter ici,
"II y a une jeune personne qui n'est ni laide ni jolie, qui se propose d'être figurante, quoiqu'elle soit capable d'être première danseuse, Elle a des grâces infinies, elle est bien faite, a le pied & la jambe de la Cochois. Elle pourroit en cas de besoin jouer quelques rôles jusqu'à Pâque, & elle serviroit à faire aller la comédie jusqu'à l'arrivée de très-grands sujets. Comme vous ne m'avez donné, Sire, aucun ordre d'engager des danseuses, je n'ai point voulu lui faire aucun engagement. Cependant je compte de la mener à Berlin; si votre majesté ne la trouve point à son gré, je la garderai pour moi. Elle joue du clavecin comme un ange, & il me faut en vérité aujour-
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d'hui quelque jeune personne qui m'égaye &
m'empêche de devenir hypocondre. Comme
voici les six mois d'hiver, où je ne crois point
l'immortalité de l'ame, je crois pouvoir, sans
risquer mon salut, céder au mouvement de la
chair, quitte à devenir dévot & renvoyer la
figurante lorsque l'été reviendra".
Nous favons que Madame la marquise, qui vit encore, a l'esprit assez philosophe pour n'être pas fachée que l'on dise ici ce qu'elle n'a jamais dissimulé. Elle s'appeloit communément Babet dans le cercle de ses amis ; elle s'est si bien comportée avec son mari, elle s'est si généralement fait estimer de tous ceux qui l'ont connue à Berlin & à Potsdam, que le souvenir de sa première condition ne la rend que plus estimable aux yeux du public éclairé. Le roi s'est intéressé pour ce ménage de la manière que feroit une bonne mère pour ses enfans ; nous en avons eu des preuves sous nos yeux, que nous ne croyons pas à propos d'inférer ici.
Avec cette épouse le marquis d'Argens étudia le grec, qu'il ne savoit que très-peu avant son mariage, à l'âge de cinquante ans passés. Il écrivit au roi en 1762 : "j'ai quitté votre ma-
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jesté en balbutiant le grec, & la reverrai le sachant "comme les Dacier & les Saumaise". Le fruits de cette étude ont été la traduction de Julien, d'Ocellus Lucanus, de Timée de Locres. L'on voit par ses lettres quel a été l'objet de ses travaux. Il avoit entrepris une traduction de Plutarque qu'il n'acheva pas. Sa correspondance avec le grand Frédéric sera probablement ce qui fera vivre son nom dans le siècle qui va suivre. Je m'en rapporte sur les autres ouvrages à l'auteur des trois siècles de la littérature françoise & du dictionnaire historique, édit, de 1783. Malgré cette tendre amitié qui régnoit entre le roi & son chambellan provençal, ils se brouillèrent quelquefois, parce que le marquis de temps en temps réellement malade, plus souvent malade imaginaire, n'alloit pas souper ou s'entretenir avec le roi toutes les fois qu'il étoit invité. On m'a assuré que le marquis lui dit en certaine occasion : " Votre très-gracieuse majesté n'est pas toujours bien gracieuse". La dernière fois que le marquis alla par congé en Provence, le roi, impatienté de ce qu'il tardoit trop à revenir, lui fit rayer sa pension. D'Argens avoit alors près de soixante & dix ans; le chagrin
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qu'il en eut, contribua probablement à hâter la fin de ses jours; une maladie violente lui survint & l'emporta en 1771. On tient pour sûr que s'il en fût revenu, le roi l'auroit rétabli dans la jouissançe de ses appointemens. On trouve dans les anecdotes de Nicolaï plusieurs particularités concernant ce singulier Provençal. |