REFLEXIONS SUR LES OUVRAGES DE LITERATURE.
Nihil potest placere, quod non decet.
Quint. Instit. Orat. Lib. I. c. II.
Le Marquis d'Argens pour couvrir le dessein de débiter des paradoxes hardis, & de répandre des invectives outrées, & souvent injustes, suppose qu'un
ami l’a engagé à lui écrire régulièrement
deux ou trois fois la semaine, sur les
choses qui l’auront le plus agréablement
occupé dans sa solitude.* Personne
n'est plus la dupe de ces fictions; c'est
le langage d'un Ecrivain, qui de gayeté
*Lettres morales & critiques sur les differens états & les diverses occupations des Hommes, à Amsterdam chez le Cène. 1737. in-12. 217|218
de cœur imprime un livre composé à
loisir dans son cabinet. Quoiqu'il en
soit, il paroit que la solitude lui est pernicieuse, elle l’a rendu un vrai Timon.
Quel autre nom donner à un esprit méditatif, qui voit tous les hommes comme
des fous, & comme des fous incurables ? Il
a, sans doute, la modestie de faire pour
lui une exception glorieuse. Comme il
s'est réfugié depuis quelques années en
Hollande, il profite, ou pour mieux
Dire, il abuse souvent de la liberté du
pays, & donne carrière à son imagination bondissante & satyrique. II faut avouer cependant qu'il lui arrive quelquefois d'exposer le vrai d'une manière judicieuse & irrépréhensible.
Ii peint d'abord les Grands comme les
victimes de l’ambition, & de la prodigalité, vils courtisans, foibles dans les dernières heures de leur vie. Le Gentilhomme, le Bourgeois, le Marchand ne sont guéres plus sensés, éblouis par le vain éclat de la grandeur. Ce sont des
portraits dont la vérité, mais souvent amére & triviale, fait le principal ornement. "Un citoyen de Paris, dit-il, qui joint ses vœux à ceux de tout le peuple, pour la conservation du Monarque, qui paye à Cesar ce qui est dû à Cesar, n'est-il pas à son tour souverain chez
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lui? N'ordonne-t-il pas despotiquement dans sa famille? Ne faut-il pas qu'il soit tombé dans une frénésie incurable, pour aller courir après des grandeurs imaginaires, qui troubleront le repos de sa vie ? Lorsque je considére un particulier, qui pouvant vivre heureux & content chez lui, devient le pillier de l'antichambre d'un
Grand, je crois voir un riche Espagnol qui part de Cadix, pour aller à Maroc se faire volontairement esclave d'un autre Esclave ?
Les Souverains sont aussi l’objet des
tristes spéculations de ce grave Ecrivain,
il les voit malheureux, tyrannisés par
les passions, par les favoris, par la contrainte, par des esprits mercenaires, par
des Maitresses, par des Ministres ambitieux, & par l'hypocrisie, qui prend souvent le masque de la Religion. "Un
Souverain, dit-il , veut-il être digne de commander aux hommes? Qu'il imite Henri IV. ou Loüis XV. J'aime encore mieux qu'il suive l’exemple du dernier que du premier. Il trouvera chez l’un des vertus plus brillantes : mais chez l'autre il en découvrira de plus solides. Il verra un jeune Monarque vivant au milieu d'une Cour brillante d'une maniere retenüe, ne se
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livrant à ses courtisans qu'autant qu'il
le juge à propos. Soigneux d'épargner
le sang de ses Sujets, il n'a fait la guerre
que lorsque ses ennemis l'y ont contraint: le Ciel protecteur des Monarques justes a beni ses armes: il a ajoûté
deux Provinces à son Royaume & ses
premiers exploits ont été aussi utiles
à la France que les plus brillans de son ayeul."
De ce qu'il dit sur les Ministres, rien
n'est aussi judicieux que la réflexion suivante. "Ceux qui n'ont qu'une foible
connoissance des hommes, se figurent
qu'un Ministre attentif à observer les
loix les plus exactes de la probité, a
plus de peine a se soutenir contre ses
ennemis, & à venir a bout de ses entreprises, que celui qui sacrifie tout à une politique Machiavelliste qui détermine toutes tes actions ; mais l'expérience a prouvé autrefois & prouve encore aujourd'hui le contraire. Le Cardinal Mazarin lutta pendant 15. ans
contre ses ennemis. Sa politique lui
fut souvent aussi funeste, qu'elle le fut
à ses adversaires. La conduite du Ministre qui gouverne aujourd'hui (Monseigneur le Cardinal de Fleury) a facilité des Traités de Paix & d'Alliance, que la politique la plus rusée ne fût pas
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venue à bout de conclure. Les Etrangers sçavent mieux que nous combien la confiance qu'on a à sa bonne foi est
utile au Prince & à l’Etat, les Machiavellistes prônent en vain leurs maximes dangereuses, il y a une grande différence entre la fourbe & la prudence,
le Mentor de M. de Cambray est un Héros, le Prince de. Machiavel est un Scélérat."
Dans la peinture qu'il fait de la vie des
Courtisans, il y a des traits vrais & représentés avec plus de force que de délicatesse. "Lorsqu'un Courtisan part de
Paris au sortir de l'Opéra pour se rendre en poste au souper du Roi, je crois voir un Comédien condamné à une prison perpétuelle d'où on le fait sortir une heure chaque jour, pour aller
jouer le rôle de Marquis ou d'homme à bonne fortune. Heureux le Gentilhomme, disoit Henri IV. qui content d'un bien honnête, ne me connoît point, & n'est point connu de moi ! Ce Roi avoit fait sous Henri III. Son prédécesseur le manège de Courtisan, & en connoissoit le ridicule & l’embarras."
La haine que M. d'Argens a marqué
dans ses Mémoires pour la Robe, lui a
sans doute dicté la satyre contre les Ma-
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gistrats & la vénalité des Charges. La
critique de quelques usages, prononcée,
si l'on veut, par la raison, est pleine de
traits indécens. On médit volontiers de tout ce qu'on n'aime point, & l'on sacrifie à une aversion injuste la bienséance &
la modération, quoique sans elles on
doive compter de ne pas plaire, Nihil
potest placere quod non decet.
Il y a plus de raison & plus d'humanité dans les réflexions de l'Auteur sur
l'état malheureux de plusieurs sçavans.
Il est étonné de la bizarrerie des hommes
qui accablent de biens & d'honneur un
grand nombre de gens qui ne sont dignes d'aucune estime, tandis qu'on laisse
dans l'indigence ceux à qui on devroit
élever des autels. " Toutes les professions, poursuit-il, celles mêmes qui
sont les plus viles & les plus méprisables, produisent de quoi vivre à ceux
qui les exercent, & l’étude entraîne
souvent après elle la misére la plus
déplorable. Un sçavant passe sa vie
dans la poudre d'une Bibliothèque à
déchiffrer des manuscrits anciens; un
habile Géomètre découvre mille vérités utiles par un calcul aussi juste qu'il
paroit étonnant; quel fruit leur revient-il de tant de peines ? A quoi aboutissent tous leurs soins & toutes
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leurs veilles? Le valet d'un Sous-Fermier aura dans deux ans plus de revenus qu'ils n'auront de fonds à la fin de leur vie, heureux encore s'ils peuvent amasser quelque chose, & s'ils ne sont pas réduits à mourir à l'Hôpital."
Il remarque judicieusement que les sçavans d'un mérite reconnu, sont ordinairement les plus malheureux. Il cite le célèbre Patru, & un illustre moderne,
qui ne lui sçaura peut être pas gré de
l'avoir nommé, malgré les justes éloges
qu'il lui donne. Rien n'est plus ordinaire, comme il le dit lui-même, que de
voir de mauvais Auteurs comblés de
biens & d'honneurs; ils obtiennent par
leur souplesse, & par leurs basses intrigues, la récompense due au mérite
toujours modeste, plein d'une noble
fierté, & incapable de ramper.
Le caractère des demi-sçavans paroît
en partie dessiné d'après ce que cet Ecrivain a vu en Hollande, où l'avidité & la
misére font faire aux Auteurs les basseses les plus deshonorantes, & engendrent des divisions. Mais il y a des traits
qui peuvent convenir à des demi-sçavans de tous les Pays. Il a peint vivement ceux qui pour se faire un nom, débutent par des critiques contre des Hommes illustres, qui ne daignent pas
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leur répondre. Il parle à ce sujet de l'Auteur de l’Histoire du dernier Roi de Pologne, qui a attaqué sans ménagement M. de Voltaire. Le trait suivant me paroît bien peindre la bassesse des Ecrivains Bataves. " Lorsque l’Auteur des Mémoires d'un homme de qualité fut en Hollande, presque tous les Ecrivains de ce Pays prirent l’allarme. Ils le regardèrent comme un fléau aussi terrible que la peste & la famine: ils employèrent tous les moyens qu'ils purent imaginer pour le décrediter dans le Public: las de critiquer inutilement tous ses ouvrages, ils se déchaînèrent en injures les plus grossiéres, mais ils eurent la douleur d'avoir criaillé vainement, & de voir que les écrits de cet Auteur étoient pour eux la lime que la couleuvre de la fable vouloit ronger. Ils furent contraints de prendre patience, n'eurent d'autre consolation que celle de faire quelques mauvaises allégories, qui passérent de la boutique du Libraire à celle de l'Epicier. Ce fut là le sort qu'eut le Roman intitulé le Fanfaredin & un ou deux autres ouvrages aussi mauvais. "Mais ce Roman est né à Paris. M. d'Argens lui auroit-il trouvé un air Batvavique ? La ligue de trois ou
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quatre Auteurs Hollandois pour supplanter leurs confrères dans le trafic de manuscrits, fait plus de pitié qu'elle ne donne envie de rire. C'est un sujet qu'un Peintre attaché à plaire, auroit suprimé. Les injures plates & grossiéres dont ces
barboüilleurs de papier s'accablent, sont la preuve de leur misérable éducation. Cela n'est pas étonnant, on sçait d'où la plûpart sortent ordinairement. L'Auteur blâme avec raison, l'aigreur & les invectives qui régnent quelquefois dans les disputes des sçavans. Il auroit bien dû
user lui-même de la modération qu'il recommande si fort, & pratiquer ainsi les beaux préceptes de Philosophie qu'il étale. Je suis pourtant charmé du conseil qu'il donne aux gens de Lettres, de se faire une loi d'être toujours pauvres, s'ils ne peuvent cesser de l’être qu'en devenant vicieux. " J'aime beaucoup mieux Diogéne à demi nud dans ton tonneau, ajoute-t-il, que Jansenius dans son Evêché d'Ypres, qu'il n'avoit obtenu que pour avoir écrit un libelle diffamatoire contre la France, après en avoir reçu mille faveurs. "
II y a deux Lettres sur les femmes, l’une est une satyre grossiére, &, l’autre un tissu de loüanges quelquefois outrées. C’est-là l’effet d'une imagination
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sujette à se déborder. Il y a plus de finesse dans la Lettre sur les petits Maîtres, quoique leur portrait & leur genre de vie ayent été peints mille fois. Le caractere de divers Nouvellistes est assez bien pris. Mais en général tous ces morceaux ne sont pas neufs. L'Auteur triomphe quand il parle des Actrices de l'Opéra; leurs avantures pouront amuser des esprits oisifs. Ses réflexions sur la mort des grands hommes, sur les Théologiens & sur les Ecclésiastiques, sont tout à-fait irréligieuses; & c'est l'endroit de son Livre où il abuse principalement de cette liberté, dont nous ne devons pas regreter l'absence. Je trouve plus de circonspection dans l’idée qu'il donne des Philosophes modernes. Il peint d'une manière assez plaisante les contradictions que Descartes essuya.
" Lorsque ce Philosophe parut sur la scéne, il joüa, dit-il, le même rôle qu'un Abbé qui veut introduire la réforme dans son Abbaye ; tout le Couvent voudroit voir le Réformateur au Diable, & ii est bien plus difficile de détruire les chimères de l’esprit humain, que de ramener une quinzaine
de Religieux aux règles dont ils se sont éloignés."
C’est bien peu de chose que ses réfle-
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xions sur les bons & les mauvais effets
de l'éloquence, & sur la Rhétorique. Voici comme il parle des Avocats : " Les plaidoyers d'un' grand- nombre, dit-il, ne sont qu'un amas de citations, prises souvent au hazard, & cousües les unes aux autres. Ils s'étendent beaucoup sur ce qui ne regarde point le fond de leur cause, & ne disent pas un mot du fait ; ôtez l’Exorde & la Peroraison de leurs discours, qui roulent sur les grandes qualités des Juges, il n'y reste plus rien. " Mais cette manière de plaider est totalement inconnuë au Parlement de Paris; l'Auteur devoit avertir qu'il peignoit ceux de son pays. " La lecture de quelques livres de Rhétorique, ajoute-t-il, & la connoissance des régles générales de cet art ne sont que de foibles secours pour devenir éloquent, si l'on n'y ajoute pas l'étude assiduë des écrits des grands hommes. Sçavoir les principes de l'art de parler, c'est connoître la marche au jeu des échets; mais comme les grands coups ne s'apprennent que par un grand usage, on ne devient éloquent que par une longue méditation sur les ouvrages des sçavans Orateurs. Longin & Quintlien nomment les choses, Cicéron &
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Démosthène les découvrent; les premiers sont les écoliers, les derniers sont des maîtres. Le principe est vrai. Mais dire que Longin & Quintilien sont des écoliers, & qu'ils ne font que nommer les choses, c'est parler en homme qui n'a jamais lû les écrits de ces deux Rhéteurs ; qui non-seulement
donnent des préceptes sur l’art de parler ; mais enseignent encore la manière
d'étudier les anciens, & d'y découvrir
les vrayes & grandes beautés de l'éloquence.
En considérant les loix & la politique
de différens Légisateurs d'un œil philosophe, l'Auteur y a découvert des choses vraiment puériles, & des fourberies
qui aujourd'hui ne réüssiroient pas. Il y
a mêlé des réflexions hardies, dont
quelques-unes exposées par un politique aussi modéré que M. l'Abbé de Saint Pierre, feroient des impressions durables. Dans sa Lettre sur les Historiens, il remarque que le défaut capital des modernes est la prolixité, & que la trop grande précision est celui des anciens. Peut-être ont-ils cru les détails &
les digressions peu convenables à la dignité de l'Histoire. Ils ont encore négligé l'ordre des tems. Ce qu'il dit sur les défauts & les heureuses qualités des
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Historiens, renferme des idées assez triviales. En parlant de deux célèbres Ecrivains, qui ont donné tant de volumes
sur l'histoire ancienne, il dit grossiérement que si le systéme de la métempsycose étoit encore en vogue, on croiroit que l’ame de la Calprenede & celle de Gomberville ont passé dans les corps de ces grands Historiens.
La Lettre sur les Poètes contient des
réflexions sur le mauvais goût du peuple
qui applaudit à des Tragédies détestables, & sur les vices inséparables de cette
profession. C'est en un mot un amas de
réflexions satyriques. "La jalousie chez
les grands Poètes, s'appelle, dit-il,
noble émulation, chez les médiocres
& les mauvais, elle porte le nom de
haine; mais lorsqu'on examine attentivement les mouvemens du cœur humain; on apperçoit, que sous des termes différens ils couvrent la même envie que les uns font moins éclater que les autres. Corneille, sur la fin de ses jours souffroit impatiemment la réputation que Racine s'étoit justement acquis, il lui attribua plus d'une fois dans le fond de son cœur le peu
de réussite de ses dernières pièces."
Mais qui a révélé à l’Auteur cette belle
anecdote? Il est bien vrai que Corneille
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a attribué le peu de succès de ses dernières piéces, au goût qu'on avoit pris pour celles de Racine, dont ce grand Poëte n'approuvoit pas que l'amour fut la base. Il nous apprend lui-même dans des vers adressés au Roi, que la Ville & la Cour trouvoient dans ses dernières pièces, des preuves de la vieillesse de son esprit.
Le Peuple, je l’avouë, & la Cour les dégradent,
Je foiblis, ou du moins ils se le persuadent,
Pour bien écrire encore, j'ai trop long-tems écrit,
Et les rides du front passent jusqu'à l'esprit.
Mais réunissez ce double objet de plainte, il n'en résulte ni la jalousie, ni
haine contre Racine. Le grand Corneille
n'étoit pas susceptible de pareils mouvemens. Je crois qu'il doit encore être excepté dans la réflexion suivante & qui ne
convient, à proprement parler, qu'aux
mauvais Poëtes. "Qu'on fasse attention
au génie, & au caractère des Poëtes, on verra qu'il n'y en a point, soit parmi les bons, soit parmi les mauvais, qui ne distinguent en lui l'homme en tant qu'homme ordinaire, & en tant qu'homme poëte. L'homme ordinaire est, par exemple, un citoyen de Paris, mais l'homme poëte est un demi-Dieu. Cependant il arrive quelsquefois que dans le tems que l'homme ordinaire meurt à l'Hôpital, l'homme divin est rongé des vers dans la bou-
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tique d'un Libraire." La réflexion
suivante, pour être triviale, n'en est
pas moins vraye en général. Les bonnes fortunes dont les Poëtes se vantent dans leurs ouvrages, ne doivent gueres trouver de croyance, ils sont en droit de mentir, c'est là le privilège de leur profession. On seroit aussi fou si l'on croyoit que la
plupart des Maîtresses des Poëtes existent, que l’on seroit imbécile, si l'on
attendoit l'exécution de leurs promesses. Il n'en coûte pas plus à ces Messieurs de cueillir mille baisers amoureux sur des lèvres vermeilles, que de conduire un Monarque François dans deux ans, au bord de l’Hellespont."
Les Traducteurs ont mérité l'attention
de notre Philosophe, & il en juge plus
sensément que M. de M. Auteur des Lettres Persanes, qui a enveloppé les bons
& les mauvais dans la même censure.
" Comme un Tableau de Raphaël, copié par le Poussin, est un morceau de peinture aussi beau que l'original; de même les traductions de Cesar & des Oeuvres de Tacite par d'Ablancourt, égalent en bien des endroits la beauté du latin. Si certains Auteurs anciens revenoient aujourd'hui au monde, ils
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seroient fort obligés aux Ecrivains François & Anglois des services qu'ils leurs ont rendus. Je suis persuadé que Démosthéne donneroit de grandes marques d'amitié à M. de Tourreil, & qu'Homére aimeroit autant la traduction Angloise de M. Pope, que l’original de son Iliade. Je ne sçai si Horace ne feroit pas quelque Ode à la louange de Tarteron, pour remercier ce Jésuite de l'avoir rendu un courtisan aussi parfait de la Cour de Loüis XIV. qu'il l'étoit de celle d'Auguste." Je ne sçai si Demosthéne feroit des remercîmens à Tourreil pour avoir converti sa nerveuse & rigide brièveté, en une prolixité pleine d'enflure & d'affectation. Les éloges des traductions de M. Pope & du P. Tarteron sont également outrés. Tout cela est peut-être dit en l'air. Les avantages des traductions des Auteurs Grecs, Latins, Anglois, &c. sont si connus qu'il seroit inutile de répéter ce que l’Auteur a remarqué à ce sujet.
De tous les Journaux littéraires, l'Auteur n'estime que le Journal des Sçavans & la Bibliothèque raisonnée. Il y a des traits singuliers contre le Journal littéraire, où il a été peint de ses vraies
couleurs. Il remarque que les faiseurs
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de ces sortes d'écrits en Hollande, sont de vils esclaves de leurs Libraires, qui leur font dire toutes les sottises qu'ils veulent pour donner cours aux livres qu'ils vendent. II en donne pour exemple le Jugement qu'ils ont porté sur la continuation de l'Histoire d’Angleterre, ouvrage, ajoute-t-il, aussi mal digéré, que celui de Rapin Thoyras est correct, précis, & digne de louange.
Les journalistes ont précisément loué ce qui étoit le plus répréhensible, comme on le prouve par quelques endroits. Dans la crainte que cet ouvrage n'est pas été assez loué par ces grands critiques, l'Auteur dans une Lettre imprimée dans le même Journal, en fait un éloge pompeux sous le nom d'un Allemand. Ce monument singulier de charlatanerie littéraire se trouve tout entier dans ces Lettres. L'Auteur fait ensuite cette réflexion. " Je ne crois point qu'on puisse moins respecter le Public que de le régaler d'une pareille Lettre. On le regarde comme si aisé à surprendre, que quoique l'univers entier sçache que c'est M. de L. A. D. B. qui est l'Auteur de la continuation de Rapin Thoyras, il n’a pas daigné se déguiser en finissant lui-même l’éloge de son Ouvrage. Mais pour achever de connoître le ridicule des louanges prodiguées dans cette Lettre sur la grande connoissance que l'Auteur a des Sièges & des Batailles, qui ne peut être que le fruit d'une longue expérience, ou de la plus profonde méditation. Il est bon de sçavoir que M. de L. A. D. B. est un jeune homme qui n'a jamais fait de campagne que dans l'Abbaye de S. V. où il étoit Chanoine Régulier avant que de passer en Hollande. " Après cela que quelque Baillet futur vienne citer dans des Jugement des
Sçavans, un pareil éloge: sans cet éclaircissement, à quelle erreur n'exposera-t-il pas ses Lecteurs? Il paroît par les injures que ces Ecri-
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vains mercenaires ont vomies contre un de nos meilleurs Auteurs François, qu'ils bravenc toutes les régles delà bienséance & de l'honnêteté.
L'Auteur tâche par des traits ridicules, d'avilir un certain Journal, dont la partialité est le défaut capital. J'approuve ce qu'il dit contre les mauvais critiques, mais ne le mettra-t-on pas dans ce nombre, quand on le voit dans la même Lettre vanter comme bien écrit & rempli d'esprit, un Livre intitulé, Histoire d'un Voyage littéraire, imprimé à la Haye en 1735. Peut-on louer ainsi un ouvrage d'un stile lourd, & qui est rempli de
minuties propres à amuser un docte Allemand ? mais ce n'est pas la seule fois, comme je l'ai remarqué, qu'il arrive à l'Auteur de ne pas juger solidement des Livres & des Auteurs.
II paroît que ces Lettres ont été écrites sur le modèle d'un ouvrage qui fit tant de bruit il y a quelques années. Mais dans l'un & dans l'autre on n'y trouve point le tour & le stile épistolaire. Ce sont des amas de traits libres, hardis, singuliers & satyriques, auquel on a imposé le nom de Lettres, avec cette différence que l'imagination du premier écrivain est plus vive & moins retenüe que celle du second. Mais en revanche il a plus d'esprit & de goût, & il peint ses idées d'une manière plus forte & plus agréable. |