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Compte rendu des Mémoires du Marquis d'Argens (éd. de 1807), dans : Décade philosophique, littéraire et politique du 1er mai 1807, p. 210-215:

LITTERATURE. — BIOGRAPHIE.

MÉMOIRES DU Marquis d'Argens, chambellan de Frédéric-le-Grand, roi de Prusse, et directeur de l'Académie royale de Berlin ; contenant le récit des aventures de sa jeunesse, des anecdotes et des observations sur plusieurs événemens du regne de Louis XV et des personnes de ce tems. Nouvelle Edition précédée d'une Notice historique sur la vie de l'auteur, sur son séjour à la Cour de (210|211) Frédéric II, sur ses relations avec ce prince et sur les personnes dont il est parlé dans son ouvrage, et suivie de lettres du même auteur sur différens sujets. A Paris , chez F. Buisson, libraire, rue Git-le-Coeur, n° 10.

Si le marquis d'Argens n'était que l'auteur des Lettres Juives, des Lettres Chinoiseset des Lettres Cabalistiques, on se souviendrait à peine de lui : son nom se serait enfoncé dans le fleuve d'oubli avec les volumineuses rapsodies auxquelles il est attaché mais il a figuré dans cette troupe de savans et de beaux esprits dont Frédéric II s'était environné, moins pour profiter de leurs lumières que pour s'amuser de leurs ridicules, et l'éclat singulier que ce monarque répandait autour de lui, l'a préservé de l'obs curité, lui et quelques autres personnages que la nature y avait destinés. Le caractère du marquis d'Argens était plus estimable que son talent. Il resta constamment attaché à Frédéric : la reconnaissance qu'il croyait devoir aux bienfaits assez mesquins de ce prince, l'emporta tou jours dans son coeur sur le dépit que lui causaient ses railleries et ses mystifications continuelles. De son côté, Frédéric l'aimait autant qu'il était en lui d'aimer, et quand le marquis se fâchait, il voulait bien ne pas trop se fâcher lui-meme; enfin il n'exigeait pas tout à fait que d'Argens fût sans honneur et sans humeur, selon la définition que le Régent a donné du bon courtisan. On prétend à la vérité que la colère du marquis était fort amusante, et peut-être que s'il ne se fût pas emporté, le caustique monarque lui en aurait voulu tout de bon. Il n'avait pas la même indulgence pour ceux qui lui répondaient de sang-froid et par des épigrammes meilleures que les siennes. Il joua au marquis d'Argens beaucoup de tours de page ou d'écolier, indignes non-seulement d'un grand roi, mais même d'un particulier qui se respecte. Voici une des meilleures, mais, en même tems une des plus cruelles plaisanteries qu'il lui ait faites. Apres la guerre de sept ans, d'Argens obtint avec beaucoup de peine son (211|212) congé pour aller voir sa famille en Provence. Frédéric imagina de composer un mandement de monseigneur l'éveque d'Aix, contre les impies se disant philosophes. Il en fit répandre des exemplaires dans toutes les auberges de la route que devait tenir le marquis. Celui-ci était signalé dans le mandement de manière à ne pouvoir se méconnaître, et il y était particulièrement excommunié. Du reste l'écrit était fabriqué habilement; d'Argens en fut complètement la dupe. Qu'on se figure les frayeurs d'un homme un peu hypocondriaque qui croit voir à chaque pas les bûchers s'élever pour le brûler lui et ses livres. Il ne savait à quoi se résoudre, lorsque par grand bonheur il découvrit sur le titre et dans le préambule du prétendu mandement, que le saint prélat, vengeur de la religion, prenait modestement le titre d évêque, et non celui d'archevêque, qui appartenait au siège d'Aix. Il ne lui en fallut pas davantage pour voir d'où provenait la ruse. Il rendit assez plaisamment compte de son aventure à Frédéric. Il lui disait entre autres choses que le diable, qui sans doute était l'auteur du stratagème, avait apparemment négligé de consulter l'Almanach royal, et que cela ne devait point étonner de la part de l'esprit de mensonge, puisque, suivant un philosophe, cet Almanach était le livre qui contenait le plus de vérités.

Des nombreux écrits de d'Argens, ses Mémoires sont le seul dont on puisse encore aujourd'hui supporter la lecture. II y a sans doute une énorme distance de ces Mémoires à ceux du comte de Grammont, dont le fond n'est pas plus sérieux. Mais si le style n'en est pas brillant et ingénieux comme celui d'Hamilton, du moins il est naturel, et cette qualité qui embellit toutes les autres, peut en quelque sorte les suppléer. Quant aux aventures, elles sont divertissans de leur nature, puisqu' elles roulent sur le vin, le jeu et l'amour. D'Argens avait eu une jeunesse au moins très-inconsidéré. Destiné par l'exemple et le voeu de ses parens à un des premiers emplois de la (212|213) magistrature, il avait préféré le parti des armes comme plus conforme à son goût pour le plaisir, et quelque liberté que lui donnât cette profession, il s'y était encore trouvé gêné, et il avait quitté plusieurs fois le service pour suivre ses maîtresses qui par état étaient tres-ambulantes. Il avait un penchant décidé pour les comédiennes; car après en avoir eu dans sa jeunesse huit ou dix pour maîtresses, il se décida, dans sa vieillesse, è en prendre une pour femme. Sa première aventure est intéressante; on y remarque tous les caractères d'un premier amour, l'impétuosité, l'imprudence, la bonne foi et une certaine constance. Ce qui donne à cette aventure une teinte vraiment romanesque, c'est que la comédienne qui en est l'héroïne, était un prodige de sensibilité et de délicatesse. Les autres liaisons qui suivirent, ne sortent pas ainsi des règles ordinaires; elles se succèdent avec une rapidité qui ne fait point languir le lecteur, et elles sont d'un genre leste qui l'amuse.
Pour se guérir de sa première passion, d'Argens était parti pour Constantinople avec un ambassadeur que la France y envoyait. Il fit dans ce pays une espiéglerie dont il est fort surprenant qu'il n'ait point songé à égayer ses Mémoires. On l'a rapporté ailleurs telle que la voici. D'Argens eut envie de voir les cérémonies de la religion turque. Il gagna pour cet effet le portier de la mosquée de Sainte-Sophie, et il se fit placer, un jour de grande fête, dans une tribune d'ou il pouvait tout observer sans craindre d'être aperçu. Cette tribune était à l'occident de la mosquée, et les Turcs, comme on sait, doivent toujours dans leurs prières avoir le visage tourné contre l'orient. Cependant d'Argens abusait de cette position à un point qui faisait sans cesse trembler le musulman. Comme la frayeur de cet homme le divertissait, il voulut l'augmenter; tirant de sa poche un flacon de vin et un morceau de jambon, il lui dit de boire de l'un et de manger de l'autre, qu'autrement il allait faire du bruit et se (213|214) montrer. Le malheureux eût avalé plus volontiers du poison. Cependant il fallut qu'il profanât lui-même son culte et son temple, en usant au milieu de la plus sainte cérémonie, d'un aliment et d'une boisson que sa religion proscrit avec horreur. Mais l'histoire dit qu'il se familiarisa peu à peu avec son crime, et que quand tous les dévots furent sortis de la mosquée, il le consomma, en buvant jusqu'à la dernière goutte du vin et mangeant jusqu à la dernière bouchée du jambon. Cette étourderie est bien française. II serait inutile de dire à quelle nation appartient celui qui l'a commise: on le devinerait de reste. Les Mémoires du marquis d'Argens ne le conduisent que jusqu'à l'époque où ayant été blessé d'une chûte de cheval à l'armée, et ne pouvant plus remonter en selle, il renonça tout à fait au service, et se retira en Hollande, où il publia ses Lettres juives, chinoises et cabalistiques. Ces Mémoires ne devraient former qu'un fort petit volume; mais comme on voulait, à toute force, en faire un volume in-8° de grosseur raisonnable, on a mis en tête un Avertissement de l'éditeur, une Notice historique sur le marquis d'Argens, sa résidence à la cour de Prusse et ses ouvrages ; et une Notice historique sur les ouvrages du marquis d'Argens, le tout composant 114 pages. Ces trois morceaux devraient être réunis en un seul, et, pour bien faire, il faudrait que ce seul morceau fût plus court que le moins long des trois. On n'a pas fait de grands frais d'imagination pour les étendre; on les a indiscrètement bourrés de morceaux pris dans les Mémoires de Voltaire, les Souvenirs de M. Thibault et autres ouvrages. Ce qui appartient à l'auteur est du plus mauvais style. Il serait trop long et trop fastidieux d'en relever les fautes. Si l'on veut cependant avoir un échantillon de cette belle diction, je citerai quel ques phrases prises au hasard. "L'idée que l'état militaire offre plus de chances aux plaisirs, lui fit prendre le parti des armes, où il entra qu'il avait à peine quinze ans...... D'Argens était un grand bel homme de trente- (214|215) six ans, gentilhomme français et plein d'esprit ...... A moins d'être un imbécille, il est aisé de voir qu'un homme à qui l'on suppose de la philosophie, c'est-à-dire de la raison et des sentimens de justice, se garderait bien de mettre en pratique quelques maximes douteuses que l'on soutient par manière de disputes ...... Le baron de Pollnitz qui était un gaspillard et un roué ...... La belle Cadière avait été sanctifié par et à la manière d'un jésuite, etc."
Presque tout offre le même choix de termes, la même
élégance de tournures. L'éditeur ayant à publier les Mémoires assez lestes d'un philosophe passablement incrédule a cru devoir conjurer la colère de certains journalistes très-sévères en fait de morale et d'orthodoxie; à cet effet il a glissé dans son fatras bon nombre de phrases où il dit anathême contre la philosophie et les philosophes. Je souhaite que cette innocente précaution lui réussisse.
O.

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